Les directives de l’UNESCO concernant l’entretien, la conservation et la restauration des bâtiments anciens sont foulés au pied ( souvent sous le fallacieux prétexte que ce patrimoine n’est rien d’autre qu’un vestige de la période coloniale) et nombre de maisons datant du 19ème voire du 18ème siècle ont été purement et simplement rasées et remplacées par de monumentales et inélégantes constructions « modernes ».
La dernière et plus spectaculaire atteinte au patrimoine de l’île est sans aucun doute la destruction de fond en comble de l’ancienne place Faidherbe et son remplacement par une vaste aire bétonnée d’une laideur repoussante. L’on a du mal à s’expliquer les raisons de cette folie iconoclaste qui frappe l’île de Ndar, de ces actes de vandalisme qui font mal aux habitants de l’île et à tous ceux qui aiment Saint-Louis.
La dégradation progressive, et dans certains cas irréversible, du patrimoine lui fait perdre petit à petit ce supplément d’âme qui fit dire à l’écrivain Ousmane Socé Diop dans son fameux roman « Karim » que Saint-Louis était le « centre de l’élégance et du bon goût Sénégalais » ( je ne reproduis pas toute la citation pour éviter d’offusquer certains ) la première ville moderne au sud du Sahara, capitale de l’empire colonial français en Afrique de l’ouest. Le constat que l’on peut faire aujourd’hui c’est que l’île de Ndar n’est plus que l’ombre d’elle-même et ce ne sont pas les incantations nostalgiques ou les effusions lyriques pour chanter sa beauté flétrie qui changeront la donne.
Certes, Saint-Louis est une ville qui grandit, qui se développe, au point même de devenir tentaculaire, une mégalopole, mais elle le fait mal si bien qu’au lieu d’une urbanisation, dans le sens le plus positif du terme, c’est à une bidonvilisation que l’on assiste. Tout le monde participe à cette descente vers le plus bas accélérée par l’incivisme et l’indiscipline généralisée, le je-m’en-foutisme et l’égoïsme érigés en normes sociales, le laxisme aux niveaux les plus élevés de responsabilité. Tels sont les comportements, attitudes et manières de penser qui font que les rues sont sales, envahies par la poubelle, que les corniches fluviales sont nauséabondes, irrespirables, que la circulation automobile est complètement anarchique et constitue un danger permanent pour les citoyens. Ne parlons pas de la pollution atmosphérique et sonore en hausse constante et de l’insécurité galopante avec ces niches de délinquance qui naissent spontanément dans les différents quartiers de la ville.
La liste des maux qui rendent la vie de plus en plus difficile n’est pas exhaustive et personne semble t-il ne s’en soucie outre-mesure, chacun étant préoccupé par son propre sort, survie pour les uns, enrichissement licite ou pas pour les autres. En tout cas, même s’il n’est pas totalement sombre, le tableau est peu reluisant et l’objectivité nous commande de reconnaître que nous devons revoir nos pratiques sociales et nos manières de vivre au quotidien si nous voulons assainir notre environnement et le rendre plus vivable, plus convivial.
À la croisée des chemins donc, l’île de Saint-Louis semble traverser l’une des périodes les plus sombres de sa longue histoire ; elle en quête d’un second souffle et d’un renouveau qui devra nécessairement passer par des ruptures salutaires d’avec des modes de gestion et d’occupation de son espace qui ne cessent de la tirer vers le bas. En effet, depuis le début de sa « descente aux enfers » amorcée avec le transfert de la capitale vers Dakar et qui, plus qu’un simple transfert a été un véritable croc-en-jambe, l’île de Saint-Louis oscille entre espoir de renaissance et désillusions récurrentes. Il y a belle lurette qu’on ne lui reconnaît plus le prestigieux statut qui fut jadis le sien et aujourd’hui elle n’est plus qu’un simple quartier parmi tant autres qui constituent à présent le « vrai Saint-Louis », celui qui s’étend de manière tentaculaire sur le continent, de l’autre côté du pont Faidherbe, là où se développent les activités économiques, l’habitat, les loisirs etc…
Les habitants de l’île ( appelons les insulaires) désabusés, se réfugient dans la nostalgie d’un passé révolu et nombre d’entre eux préfèrent même aller s’installer dans les nouveaux quartiers de Soor, quitte à vendre ( ou brader) leurs vieilles maisons souvent délabrées faute de moyens pour les entretenir ou les restaurer. C’est triste. Pourtant, ce qui semble désormais être une fatalité aurait pu être conjuré si, après l’indépendance de notre pays et le départ des colons français en 1960, les nouvelles autorités du pays avaient eu le bon réflexe de prendre des mesures conservatoires et un plan de sauvegarde de l’île de Saint-Louis dépossédée de ses attributs de capitale. Au contraire, elle a été tout simplement abandonnée, livrée à elle-même et condamnée à une mort lente. Le patrimoine matériel s’est peu à peu dégradé car aucun soin, aucun soutien n’a été apporté à l’île qui était la clef de voûte de la cité et aurait dû le rester. Rien, ou presque, n’a changé depuis l’indépendance sur le plan des infrastructures qui se sont même plutôt dégradées dans l’ensemble.
Il suffit de faire le tour de l’île pour constater que l’on y trouve les mêmes édifices ( mais le plus souvent en état de ruines ou de dégradation avancée) que l’on y trouve, les mêmes rues ( avec de nouveaux noms plus « couleur locale ») mais plus sales et poussiéreuses, ou alors de nouveaux bâtiments sans aucune esthétique qui viennent gâcher le paysage et lui ôter cette poésie qui lui était propre et lui conférait son originalité, son âme. Cette situation de précarité, d’abandon et on dirait presque de mépris ne saurait durer et il est grand temps de tirer la sonnette d’alarme afin que tous ensemble, autorités administratives, religieuses, politiques, universitaires, intellectuels, toutes les couches de la population, tous ceux qui aiment Saint-Louis pour ce qu’elle est ce qu’elle représente dans l’histoire de notre pays, se mobilisent pour voler au secours de notre chère île de Ndar. En tant que citoyen Saint-Louisien j’interpelle S.E Monsieur le Président de la république Bassirou Diomaye Faye et je l’invite à se pencher sur l’urgente question de la sauvegarde de l’île de Saint-Louis actuellement en piteux état. Qui plus est, elle figure actuellement sur la liste des sites du patrimoine mondial de l’UNESCO en péril et risque donc le déclassement au niveau de cette prestigieuse institution internationale.
Cela serait une véritable catastrophe, à plus d’un titre, pour la ville tricentenaire et nous devons prier et surtout œuvrer à ce qu’une telle éventualité ne se produise jamais. Pour cela nous devons mutualiser nos efforts, intensifier la réflexion autour des problématiques que soulèvent la question, et faire des propositions concrètes et réalisables à court, moyen et long terme. C’est à ce titre et compte-tenu des priorités du moment que j’invite les autorités compétentes à examiner puis appliquer certaines mesures urgentes si tant est qu’elles soient judicieuses et efficaces. Je précise qu’il ne s’agit là que de suggestions émises par un citoyen préoccupé par la situation précaire de son lieu de vie.
– Déboucher l’artère ( la métaphore me parait bien appropriée au cas de figure) qui longeait le Rognat nord et menait directement au pont Moustaph Malick Gaye, ce qui redonnerait à la circulation sa fluidité originelle et permettrait aux vehicules de tous calibres de rallier sans encombre les différents quartiers de la langue de barbarie. Cela permettrait aussi de désengorger l’île asphyxiée par l’énorme masse de véhicules qui s’y déversent continuellement et mettent en danger la vie des piétons. L’on se passerait volontiers des embouteillages, bouchons, collisions, accidents de la circulation et autres carambolages qui sont devenus monnaie courante sur l’île depuis l’obstruction insensée de l’ancienne place Faidherbe.
– Établir un plan de circulation obéissant aux normes en vigueur et adapté à la configuration physique de l’île où la priorité, c’est évident, devrait être accordée aux piétons. Marcher n’a jamais fait de mal à personne ; au contraire, les bienfaits de la marche à pied ne sont plus à démontrer et faire de Saint-Louis une île piétonne ne présenterait que des avantages pour la santé des populations victimes toutes désignées du diabète, de l’hypertension artérielle et autres maladies cardiovasculaires liées au manque d’activité physique et à un genre de vie trop sédentaire. Ce serait aussi une aubaine pour un touriem écologique qui permettrait aux visiteurs étrangers de se promener dans les rues de l’île où ils pourraient respirer un air pur, mélange d’effluves maritimes et fluviaux, tout en contemplant les beautés du patrimoine architectural. Il faut singulièrement manquer d’imagination pour penser que vouloir piétonniser l’île de Saint-Louis est une utopie délirante ! C’est plutôt un projet écologique, urbain et humain de haute intensité qui pourrait sauver l’île des multiples menaces qui pèsent sur elle et compromettent le développement harmonieux de la ville dans son ensemble.
– Rendre l’île plus propre. L’hygiène et la salubrité sont des aspects fondamentaux pour la santé des habitants de l’île et pour son attractivité propre. Même s’il faut reconnaître que des efforts sont faits dans ce domaine, on est encore loin, très loin du compte et les poubelles sauvages continuent de s’accumuler au coin des rues, enlaidissant le paysage et empestant l’environnement. Le fleuve, source de vie et de bien-être, qui aurait dû faire l’objet de soins particuliers est au contraire un dépotoir où l’on balance toutes sortes d’immondices, polluant son eau et augmentant les risques de maladies contagieuses.
Elle est très longue la liste des mesures de réhabilitation à prendre pour faire de Saint-Louis un fleuron touristique incomparable ( « la capitale culturelle de l’Afrique » disait un ancien maire de la ville) à l’image de la cité des doges à laquelle elle est parfois comparée. Mais c’est une merveilleuse idée qui pourrait se concrétiser pour peu que l’on fasse preuve d’imagination, de créativité, de générosité, de volonté ( politique et populaire) d’engagement citoyen et de loyauté envers cette ville et son île emblématique à laquelle le Sénégal doit tant.
– Alors, Mesdames ( voilées ou greffées) et Messieurs qui envahissez les rues et ruelles de l’île à bords de vos rutilantes bagnoles que vous venez y exhiber fièrement vous devriez avoir honte d’augmenter la pollution atmosphérique et de transformer les trottoirs en parkings, vous devriez avoir honte de faire vivre l’enfer aux habitants de l’île qui désormais ne se sentent plus en sécurité et marchent avec la peur au ventre devant le risque de faire écraser par un chauffard imprudent, inconscient, roulant à toute vitesse comme s’il était dans un rallye automobile. Cette paisible population qui avait l’habitude de vaquer tranquillement à ses occupations, à pied et sans se hâter, comme le veulent la tradition et l’art de vivre des « domou ndar » est maintenant traumatisée par cette dangereuse indiscipline qui s’est violemment invitée dans son espace vital. Rendons-lui sa quiétude, sa sérénité ancestrales et faisons de l’île de Ndar un havre de paix où il fera bon vivre, un eldorado que des hommes et des femmes du monde entier s’empresseront de venir visiter et apprécier.
Pour terminer, je voudrais rendre hommage et saluer l’œuvre de deux citoyens Saint-Louisiens dont les initiatives en faveur de la renaissance de l’île de Ndar sont tout à fait remarquable, je veux parler de Cheikh Sarr qui a initié une formidable action de reboisement sur les quais du quartier nord et de Amadou Diaw qui a doté l’île d’un extraordinaire archipel de musées qui revalorisent le patrimoine et lui donnent une visibilité certaine. C’est ainsi : pendant que les uns abîment, détruisent, saccagent, les autres bâtissent, créent, embellissent.
Ce sont ces derniers dont la postérité retiendra les noms.
Louis CAMARA
Écrivain
Grand prix du chef de l’état pour les lettres