Création du Pakistan : Le Pakistan célèbre cette année le soixante-quinzième anniversaire de sa création, l’aboutissement de la partition douloureuse et chaotique de l’Empire des Indes en deux nations distinctes, une Inde à majorité hindoue et un Pakistan musulman. Imaginé par des intellectuels, l’idée d’un État pour les musulmans du sous-continent prit corps sous l’impulsion d’un leader d’exception nommé Muhammad Ali Jinnah. Retour sur son parcours.
Soixante-quinze ans après, le peuple du Pakistan continue de vénérer Jinnah comme leur Qaid-i-Azam (grand leader), mais aussi leur Baba-i-Qaum (le père de la nation). Jamais peut-être des titres n’ont été autant mérités car, comme l’écrit le biographe attitré du leader disparu, Wolpert Stanley, « Peu d’individus ont réussi à changer de manière sensible le cours de l’histoire. Ils sont encore peu nombreux à pouvoir se targuer d’avoir modifié la carte du monde. Quasiment personne ne peut être crédité d’avoir créé un Etat-nation. Mohammad Ali Jinnah a réussi les trois. »
Une éducation à l’Occidentale
Rien ne prédestinait le jeune Ahmed Ali Jinnah pourtant au rôle de premier plan qu’il a joué dans la vie politique du sous-continent indien. Né le 25 décembre 1876, d’un père homme d’affaires, il a grandi dans une famille plutôt aisée. Il était programmé pour travailler dans la peausserie familiale. Avant sa naissance, son père avait quitté le Gujrat natal pour s’installer à Karachi où il a fait fortune dans le commerce des peaux d’animaux.
Converties à l’islam depuis deux générations, les Jinnah appartenaient à la communauté « khoja », connue pour leur ouverture d’esprit et disciple de l’ismaélien Aga Khan. Ils étaient proches du mouvement des réformistes musulmans qui a fleuri dans le Nord de l’Inde, dans la deuxième partie du XIXe siècle, et qui voyaient dans l’éducation à l’occidentale le salut des musulmans confrontés à la montée inéluctable des élites hindoues.
Les enfants Jinnah iront à l’école, les filles tout comme les garçons. Ahmed, lui, fit ses études secondaires dans des écoles chrétiennes de Bombay et de Karachi, et apprit le Coran dans une madrassa. En 1893, il partit à Londres en tant qu’apprenti dans un établissement londonien de négoce pour se perfectionner dans la comptabilité. Peu porté sur les chiffres, le jeune homme ne tarda pas à abandonner sa formation pour s’inscrire en études de droit. C’est aussi à cette époque qu’il se passionna pour la politique, assistant régulièrement à partir de la galerie des visiteurs aux débats de la Chambre des communes. Il était présent au palais de Westminster lorsque Dadabhai Naoroji, premier Indien à siéger au Parlement britannique et futur président du parti du Congrès national indien, y prononça son discours inaugural.
En 1895, Jinnah est appelé au barreau de Londres, devenant ainsi à 20 ans le plus jeune avocat indien habilité à exercer dans la métropole. Mais il fait le choix d’exercer dans son pays et retourna à Karachi. Or comme le commerce de son père avait entre temps périclité, il s’installa finalement à Bombay où il réussit à s’imposer en l’espace de quelques années comme un redoutable avocat d’affaires. Fumeur invétéré, vêtu à l’occidentale, pratiquant couramment la langue de Shakespeare, Jinnah était une figure familière dans les clubs upper class de cette ville cosmopolite de bord de mer d’Arabie. Ses clients et ses amis étaient hindous, chrétiens ou encore parsis, l’une des communautés les plus occidentalisées de l’Inde. D’ailleurs, Ruttie, sa femme qu’il épousa en secondes noces en 1918, était originaire de la communauté parsie.
« Ambassadeur pour l’unité des hindous et musulmans »
Le jeune Jinnah représentait alors l’archétype de l’intellectuel indien, moderniste et libéral. Il ne s’encombrait guère de principes religieux et militait, dans l’ombre, aux côtés des nationalistes indiens, toutes confessions confondues, pour la fin de la colonisation britannique. Il était proche de Gopal Krishna Gokhale, nationaliste de tendance modérée et leader du parti du Congrès, formation que Jinnah rejoignit en 1904. Il suivait aussi de près les travaux de la Ligue musulmane fondée en 1906 par des notables musulmans et dont il deviendra membre dès 1913, tout en participant aux activités du Congrès.
Tout comme son mentor Gokhale, Jinnah était partisan de réformes négociées et des méthodes constitutionnelles, et ne croyait guère à la vertu des boycotts ou des actions de masse contre l’occupant. Tous les deux siégeront par ailleurs dans le conseil législatif impérial de Calcutta (qui était alors la capitale de l’Inde) mis en place en 1910 par les Britanniques dans un souci de démocratisation du jeu politique.
Jinnah rêvait de jouer un rôle de passerelle entre les musulmans indiens et le parti du Congrès. A l’occasion de la conférence annuelle de la Ligue musulmane de 1916 dont il présidait les travaux, il saisit sa chance en poussant les décideurs hindous et musulmans à signer un accord historique de coopération, qui entérinait la décision du gouvernement colonial de réserver des électorats séparés pour les candidats musulmans aux conseils législatifs provinciaux, avec un quota de sièges supérieur à leur poids démographique. L’accord, connu sous le nom de « Lucknow Pact » (pacte de Lucknow) ouvrait des perspectives de collaboration inédites entre le Congrès et la Ligue musulmane et valut à Jinnah le surnom d’« Ambassadeur pour l’unité des hindous et musulmans ».
Homme politique ambitieux, Jinnah qui venait de fêter ses 40 ans, pouvait espérer légitimement monter en grade dans la hiérarchie du Congrès multiconfessionnel. Le quadragénaire ambitionnait de prendre la place de Gokhale qui venait de disparaître en 1915. Or, 1915, c’est aussi l’année où entre en scène un nouvel acteur, répondant au nom de… Gandhi. Prenant d’assaut le parti du Congrès, le futur « Mahatma » (Grande âme) allait bouleverser la donne politique indienne.
Tournant
En faisant appel aux masses populaires, Gandhi renouvela profondément le mouvement nationaliste indien, marginalisant les personnalités issues de l’élite sociale et intellectuelle qui dominaient à l’époque le parti du Congrès. Jinnah était de ceux-là. Profondément légaliste et rationnel dans ses démarches, ce dernier s’indignait particulièrement de l’utilisation que faisait Gandhi de la religion et de la spiritualité pour mobiliser la masse populaire, ce qui avait selon lui pour effet de renvoyer les musulmans à leur statut de minorité religieuse.
Pour Jinnah, venu à la politique grâce à ses lectures des penseurs libéraux sur le droit et ses limites, les hindous et les musulmans étaient d’abord des « catégories politiques », des entités distinctes susceptibles de passer des contrats entre elles comme le font les nations, écrit le politologue indien Sunil Khilnani (1) dans sa remarquable anthologie de portraits d’hommes et femmes qui ont marqué l’histoire de l’Inde.
L’antagonisme idéologique qui opposait alors les deux monstres sacrés de la vie politique indienne éclata au grand jour en 1920, lors de la conférence annuelle du Congrès à Nagpur, conduisant Jinnah à rendre sa carte du parti. Sa sensibilité politique, nourrie de la pensée de Bentham et de Mills, avait-elle un avenir dans le milieu politique du sous-continent, s’interrogeait-il. Se sentant également à l’étroit dans le milieu très conservateur de la Ligue musulmane dominée par des hommes d’affaires et des notables terriens, il prit ses cliques et ses claques et retourna s’installer en Angleterre. Il y renoua avec sa carrière interrompue d’avocat, se spécialisant en particulier dans les appels auprès du comité judiciaire du Conseil privé, alors Cour suprême du Commonwealth. Sa vaste maison à Hampstead à Londres, sa Bentley avec chauffeur témoignaient de sa réussite professionnelle.
Or, l’exil anglais de Jinnah sera de courte durée. Il séjourna à Londres de 1929 à 1936, avant de revenir en Inde pour diriger cette fois la Ligue musulmane, cédant aux sollicitations des amis et des visiteurs éminents à Hampstead, qui s’inquiétaient du sort des musulmans dans une future république indienne indépendante, dirigée par sa majorité hindoue.
« La théorie des deux nations »
Jinnah s’affirma désormais comme le champion de la cause musulmane. Prenant son rôle au sérieux, l’homme abandonna son costume occidental pour s’habiller en sherwani, la tête coiffée d’un couvre-chef caractéristique, passé à la postérité sous le nom de « Jinnah cap ». « En politique, aimait à répéter le futur chef d’Etat pakistanais, on doit jouer comme aux échecs, c’est-à-dire avec les pièces encore disponibles sur l’échiquier ». C’est ce qu’il va tenter de faire en revenant en Inde, avec pour seuls pions à sa disposition : les zamindars (notables terriens), les imams et les pirs (guides spirituels) qui constituaient alors les forces vives de la Ligue musulmane.
Sous son égide, la Ligue militera pour la parité entre hindous et musulmans et l’imposition de « la théorie des deux nations », l’une pour les musulmans et l’autre pour les hindous. Cette théorie avait été formulée pour la première fois en 1930, par le poète-philosophe Iqbal, avant d’être reprise par un étudiant indien musulman de Cambridge. C’est ce dernier qui a inventé le mot « Pakistan », anagramme construit avec la première lettre ou le suffixe des provinces qui constituent le pays : « P » pour Punjab, « A » pour Afghania qui était le nom à l’époque de la région de North West Frontier Province, « K » pour Cachemire (« Kashmir » en anglais), « S » pour Sind et « tan » provenant du suffixe du Balouchistan.
Jinnah, pour sa part, s’employa à donner un contenu politique à l’idée des deux nations en en faisant le credo de la Ligue musulmane. Le discours qu’il prononça à la conférence annuelle de son parti à Lahore, en 1940, témoigne du chemin que l’homme avait parcouru depuis ses années laïques et congressistes : « Les hindous et les musulmans (…) appartiennent en vérité à deux civilisations différentes qui sont fondées sur des conceptions opposées. Rassembler deux nations de ce type en un seul État, une numériquement majoritaire, l’autre minoritaire, ne pourra que nourrir un mécontentement croissant et amènera à la destruction finale du tissu que le gouvernement d’un tel État pourrait tenter de construire. Les musulmans constituent une nation au titre de toute définition qu’on peut donner de la nation, et ils doivent avoir leur patrie, leur territoire et leur État. »
L’adoption à Lahore par les délégués de la Ligue musulmane de la résolution approuvant « la théorie des deux nations » est considérée comme l’acte fondateur de la création du Pakistan. Pourtant dans le texte de la résolution de Lahore, il n’y est question ni du Pakistan ni de la partition. Telle est la thèse développée par la chercheuse Ayesha Jalal dans sa biographie magistrale de Jinnah (2), où celle-ci conteste implicitement les présupposés de l’historiographie traditionnelle qui a fait du père de la nation pakistanaise un monstre froid et calculateur. Jinnah y apparaît comme le seul responsable de la tragédie humaine que fut la partition qui jeta sur les routes 14 millions de réfugiés et fit un million de morts.
En réalité, comme l’écrit Sunil Khilnani, les chefs des partis politiques importants de l’Inde coloniale réunis à la va-vite par le vice-roi, pendant l’été 1947, pour entériner le projet de la partition « avaient tous leur part de responsabilité » dans la monstrueuse vivisection à venir de leur pays. Ils avaient tous failli. Qui en jouant la montre par son arrogance d’appartenir à la majorité. Qui par peur de voir échapper son rêve. Pour la Ligue musulmane de Jinnah, le Pakistan qu’elle voulait faire advenir n’était pas obligatoirement un pays indépendant, comme l’atteste le feu vert donné par son Conseil exécutif en 1946 au projet gouvernemental proposant une solution fédérale au sein d’une Inde postcoloniale unie. Ce projet baptisé « Cabinet mission » fut rejeté par les chefs du Congress, rendant la partition inéluctable.
Premier chef d’Etat du Pakistan indépendant
Atteint de la tuberculose, Jinnah meurt quelques mois après la cérémonie flamboyante de transferts de pouvoir à Karachi, le 14 août 1947. Premier chef d’État du Pakistan indépendant, il eut quand-même le temps de brosser le portrait en creux de l’État tolérant et séculier qu’il souhaitait que son pays devienne. C’était le sens de son important discours prononcé quelques jours avant la proclamation de l’indépendance : « Vous êtes libres, disait-il. Libres de vous rendre dans un temple, libres d’aller à la mosquée ou dans tous autres endroits de dévotion. Vous pouvez appartenir à toute religion, caste ou croyance, cela n’a rien à voir avec les affaires de l’Etat ». Or il s’est vite avéré que le fondateur du « pays des purs » n’avait guère les moyens, ni politiques ni matériels, de mettre en pratique son rêve.
Après la disparition du Qaid-i-Azam le 11 septembre 1948, ses successeurs se saisirent de la première occasion pour transformer la République du Pakistan dont ils avaient hérité en une république islamique, créant ainsi les conditions de la prise de pouvoir à terme par les militaires. Ces derniers, même quand ils ne sont pas aux commandes pendant les rares éclaircies démocratiques que connaît le Pakistan, dominent la vie politique. C’est sans doute cela la véritable tragédie de Muhammad Ali Jinnah, leader nationaliste indien et partisan de la démocratie libérale et laïque, d’avoir fondé un État islamique et illibéral. A son corps défendant…
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(1) Incarnation : A history of India in 50 lives, par Sunil Khilnani, Penguin Books, 2016, 500 pages.
(2) The sole spokesman Jinnah. The Muslim League and the demand for Pakistan, par Ayesha Jalal. Cambridge University Press, 1985, 310 pages.