Des dizaines de milliers de Mancuniens se sont rassemblés mardi pour assurer qu’ils ne se laisseraient pas intimider. Le niveau d’alerte a été relevé à « critique ».Manchester s’est tu, mardi 23 mai, à 18 h 20. Rassemblés à Albert Square, dans le centre-ville, des milliers de Mancuniens ont marqué une minute de silence d’une extrême solennité. L’heure est au recueillement. Sur le visage de Sean Dunn, des larmes coulent doucement. Cet homme, âgé de 70 ans passés, est venu comme les autres rendre un dernier hommage aux victimes de l’attaque terroriste de lundi soir, qui a fait 22 morts et 59 blessés : « Je suis venu par défi, précise-t-il. Les gens de Manchester sont fiers de leur ville, et ils ne plieront jamais face aux menaces. »
Défi. Le mot revient sans cesse depuis l’attentat. « Dans le bus, en me rendant au travail ce matin, j’étais extrêmement en colère, témoigne Susanne Ordish. Comment osent-ils croire qu’ils peuvent nous faire peur et nous empêcher de nous amuser ? » Athée « plus que jamais », née et ayant grandi à Manchester, elle rappelle que sa ville a toujours eu un esprit rebelle : la grande cité du nord de l’Angleterre, berceau de la révolution industrielle, ancien bastion anti-Thatcher, n’entend pas courber l’échine aujourd’hui. « Ils ne peuvent pas instiller la peur en nous », ajoute Martha Philipps, une étudiante de 19 ans.
Pendant toute la soirée de mardi, les Mancuniens se sont attardés sur le grand parvis d’Albert Square, dans un besoin urgent de se retrouver et de resserrer leurs liens. Un garçon de 12 ans offrait à qui le voulait des « câlins gratuits » (free hugs) : « J’en suis au moins à mon vingtième. Ça fait du bien, ça me donne le sentiment d’être utile. » Autour d’un arbre, des passants avaient déposé des bougies, des fleurs et cette pancarte : « Nous n’avons pas peur de l’Etat islamique. Nous sommes Manchester ! » Un groupe sikh offrait des boissons à la foule, en geste de solidarité. Des associations musulmanes étaient venues, pour souligner que l’islam est une religion de paix.
Une femme, visage entièrement voilé et lunettes noires sur les yeux, est arrivée sur place. De façon ostentatoire, se faisant prendre en photo par sa cousine, elle est venue déposer une pancarte qui disait simplement : « On ne nous divisera pas ! On restera unis ! » Avec son accent mancunien prononcé, Sidrah Sajad, 30 ans, ne voit aucune contradiction entre son appel à la solidarité et son niqab. « Je porte le voile intégral parce que c’est mon choix, ma liberté. Mais quand j’ai appris l’attentat, mon cœur s’est littéralement arrêté de battre. » Les filles de plusieurs de ses amies étaient au concert d’Ariana Grande. Aucune n’a été blessée.
Repas et dons du sang
A Manchester, les gestes de solidarité se sont multipliés depuis l’attentat. Des habitants ont apporté d’eux-mêmes de l’eau et de la nourriture au personnel soignant des hôpitaux. Le centre de dons du sang était plein à craquer et devait refuser les volontaires. Un temple sikh a servi des repas à des dizaines de personnes échappées de la salle de concert, offrant aussi l’abri à quelques-unes d’entre elles. Un chauffeur de taxi du nom d’AJ Singh s’est fait remarquer en transportant gratuitement des dizaines de personnes, travaillant non stop pendant vingt-quatre heures après l’attentat.
Beaucoup rappellent aussi que Manchester a déjà connu le terrorisme et que la ville s’en est remise. C’était en juin 1996. Une énorme bombe de 1 500 kg posée par l’IRA avait éventré le centre-ville. Personne n’avait été tué, la zone ayant été évacuée à temps, après l’avertissement de dernière minute du groupe paramilitaire nord-irlandais. Mais plusieurs bâtiments s’étaient effondrés et de nombreux autres avaient été endommagés.
Il a fallu attendre 2005 pour que la ville tourne la page, ayant enfin reconstruit son centre-ville, aujourd’hui splendide. « De la même manière, cet attentat peut nous galvaniser », veut croire Lucy McKay, musicienne. Elle ne semble pourtant guère convaincue par ses propres mots. Derrière le défi, la dure réalité de l’attentat n’est jamais très loin. Parmi les personnes qu’il a transportées gratuitement, AJ Singh a notamment aidé un homme qui avait perdu sa femme dans la cohue de l’évacuation. « Il n’avait plus de téléphone, ni de portefeuille. Je l’ai rassuré et il a fini par trouver sa femme, mais celle-ci était morte. » Le souvenir de ce jeune veuf affalé à l’arrière de son taxi, sous le choc, a marqué durablement AJ Singh.
Mariya Gastalia, 21 ans, était au concert lundi soir, avec sa sœur, sa cousine et sa tante. Elle avait commencé à quitter la Manchester Arena un peu avant la fin du spectacle pour éviter la foule et n’a pas entendu l’explosion. « Mais j’ai vu des gens hurler, des enfants en pleurs… Une jeune fille était blessée au visage, des éclats de verre l’avaient coupée. »
Dans ces conditions, Mariya Gastalia n’avait guère envie de se joindre à la foule d’Albert Square. « Ce qui m’arrive me semble complètement irréel, témoigne-t-elle. Je ne crois pas que je réalise vraiment. C’est très difficile à expliquer. » Pour l’instant, elle ne pense pas avoir besoin de suivi psychologique. Reste qu’elle a passé la journée à en parler avec ses collègues et les clients de la pharmacie où elle travaille. « Je ne sais même pas ce que je suis censée en penser. » Tourner la page sera difficile, pour Mariya Gastalia comme pour Manchester.