Les jeunes conservateurs s’embourgeoisent. Mais si leur look et leur façon de chanter les chants religieux évoluent, leurs valeurs conservatrices, elles, restent figées.Eux aussi, ils veulent être de leur époque : à la mode. Imperceptiblement, les jeunes conservateurs iraniens évoluent. Cela se remarque à de menus détails, comme le pull de laine rose de Morteza Safahi, 20 ans. Un pull croisé de losanges blancs à liserés pointillés, de coupe lâche, qui moule le ventre de ce jeune chanteur religieux, milicien islamique volontaire. En France, ce vêtement donnerait à Morteza un air de fils de famille bourgeoise. Dans son milieu, il est chic et décalé.
Chœurs virils et pulsations rythmées
Morteza Safahi passe ce soir d’avril dans une mosquée du sud populaire de Téhéran. Il est venu de Chiraz rendre visite à ses copains bassidji, quelques jours avant l’élection présidentielle du 19 mai. Ces miliciens fréquentent les lieux de culte et les cimetières, ils font de l’action sociale. Leur structure d’encadrement est attachée aux forces armées du pays – les bassidji sont connus pour avoir en 2009 réprimé les manifestants qui protestaient contre la réélection de l’ultraconservateur Mahmoud Ahmadinejad. Depuis la révolution de 1979, le « look » bassidj a peu évolué : vêtements sombres, noirs, gris ou verts, cols de chemise Mao, parfois une veste militaire ou un keffieh. Mais cela est en train de changer, comme leur musique. « Nous faisons évoluer les codes », dit Morteza fièrement.
SeyedJavad, 24 ans.
Pour leurs maddahi — des chants religieux, souvent d’inspiration militaire, qui ne sont pas exécutés par des clercs —, ces nouveaux codes relèvent du concert pop : des chœurs de voix virils et mélancoliques montent comme au stade sur une pulsation rythmée, qui accompagne le chanteur. Ce jour d’avril, de mauvais haut-parleurs diffusent un enregistrement de chœurs au cimetière Behesht-e Zahra, dans un carré de tombes consacré aux « martyrs » de la guerre en Syrie. Morteza et ses copains s’y rendent régulièrement : ces jeunes sont morts en défendant les lieux saints chiites de Syrie et le régime de Bachar Al-Assad, allié de Téhéran.
Nadir, 25 ans, est un supporter d’Ebrahim Raisi, candidat conservateur à l’élection présidentielle remportée par le modéré Hassan Rohani, le 19 mai.
Une bande-son pareillement rythmée a accompagné les meetings d’Ebrahim Raisi, le principal candidat conservateur à l’élection présidentielle du 19 mai, vaincu largement par le modéré Hassan Rohani (57 % des voix contre 38 % pour M. Raisi). Tentant d’élargir sa base électorale, M. Raisi avait fait de l’œil durant sa campagne aux classes moyennes. Dans l’un de ses clips, une jeune femme s’affichait discrètement maquillée, portant un léger voile rouge. Les jeunes hommes qui animaient dans les rues cette campagne portent des chemises ou des polos noirs relativement près du corps. Ils dressent leurs cheveux en toupet, au gel.
Cette tentative des conservateurs de renouveler leur image a culminé avec une rencontre organisée au dernier jour de la campagne, le 17 mai, entre le clerc Raisi et un rappeur tatoué, Amir Tataloo, qui rassemble des millions de fans sur le réseau Instagram — en large part des jeunes filles. En 2016, Tataloo avait pourtant été brièvement emprisonné pour « encouragement à la prostitution et à la corruption morale ».
Ce coup de pub improbable, organisé à la va-vite, a mis à mal la stature religieuse de M. Raisi et lui a certainement coûté des voix. Mais il n’a pas déplu à une partie de la jeunesse conservatrice de Téhéran, celle qui, à la veille du scrutin, osait recruter un DJ pour animer une soirée dansante dans un quartier général de campagne de la capitale.
Entre guerre culturelle et télé étrangère
« Ils s’embourgeoisent, mais sur le fond ils ne changent pas : l’idéologie est toujours là », relève Fariba Adelkhah, anthropologue au CERI Sciences Po. Le Guide suprême, Ali Khamenei, met encore en garde le pays contre la « guerre culturelle » que mène l’Occident aux valeurs iraniennes. La jeunesse révolutionnaire, elle, tente la synthèse. Elle regarde la télévision étrangère tout en s’efforçant de préserver ses convictions.
Comme ce neveu, appelons-le Hassan, d’un Gardien de la révolution, la principale force armée iranienne, qui souhaite pratiquer son anglais avec le journaliste étranger de passage. Hassan est curieux : il veut entendre ce que l’on a à dire, en France, de cette guerre de Syrie à laquelle les compagnons d’armes de son oncle participent. Il débat un temps, puis s’impatiente. La conversation, poursuivie durant quelques mois sur l’application Telegram, s’est appauvrie : Hassan ne partage plus que des extraits du Coran et des messages de propagande.