Une fois élus, beaucoup de députés boudent l’Assemblée nationale. Ils continuent de percevoir leurs indemnités et jouir de leurs avantages sans que personne ne moufte. Pourtant le règlement intérieur du Parlement prévoit des sanctions contre les fantômes. Celles-ci ne sont jamais appliquées. Seneweb a cherché à comprendre.
Assemblée nationale, vendredi 12 mai 2017. Vote du projet de loi portant révision du Code pénal. Un texte majeur que le ministre de la Justice, Sidiki Kaba, est venu défendre. S’il avait mobilisé l’ensemble des membres de son département pour l’occasion, il aurait sans doute été «majoritaire» au Parlement. C’est que les débats se sont déroulés devant un hémicycle presque vide. Sur 150 députés, seuls 35 étaient présents. Moins de 25% (23,33% pour faire précis) de taux de remplissage. Un faible ratio. Rachitique.
Pourtant, il y a eu pire dans la douzième législature. Et même avant. L’absentéisme est un phénomène qui rythme la vie de l’Assemblée nationale et mine sa crédibilité. Et il touche tous les bords politiques. Majorité, opposition et non inscrits : les députés fantômes sont partout. À preuve vendredi 12 mai, les rangs étaient dégarnis au sein de tous les groupes.
30 députés de Bennoo bokk yakaar (majorité) étaient dans la salle; 89 étaient portés disparus. Contrairement à ce qu’affirmait Abdou Mbow (Bennoo), vice-président à l’Assemblée nationale, l’opposition était certes bien représentée à cette séance. Mais là aussi, le taux de présence était très faible (16,12%, soit 5 députés sur 31, non-inscrits inclus). Le Grand Serigne de Dakar, Abdoulaye Makhtar Diop (Pvd de Modou Kara), Seynabou Wade (Bokk gis gis), Ndèye Awa Mbodj, Élène Tine (Bës du niakk) et Mame Mbayame Guèye Dione (Mrds), considérée par ses collègues comme «l’une des plus assidues à l’Assemblée», faisaient face à leurs collègues de la majorité. Ils avaient pris la peine de faire honneur à Sidiki Kaba et de respecter leur engagement devant le peuple qu’ils représentent.
Tout le contraire des 119 autres députés (tous bords confondus) qui avaient déserté les lieux. En violation du règlement intérieur de l’Assemblée nationale, qui sanctionne les députés absentéistes.
Farba Ngom, Iba Der, Garmi Fall…
Lorsqu’on interroge les parlementaires sur l’absentéisme de leurs collègues, il y a des noms qui viennent et reviennent. Pour certains, on ne les voit jamais à l’Assemblée nationale, alors que d’autres viennent occasionnellement. Garmi Fall, Farba Ngom, Iba Der Thiam et Abdoulaye Baldé sont souvent cités parmi les plus grands déserteurs. La liste est loin d’être exhaustive.
Beaucoup de députés sont inconnus du grand public. Ils ne prennent pas position dans les grands dossiers soumis à leur attention. On les voit rarement sur le terrain et on a une vague idée de ce qui occupe leur quotidien. À chaque fin de mois, par contre, ils sont là. Ils touchent leurs indemnités. Ils sont dotés de véhicules et sont entretenus par le contribuable sénégalais : 1,3 million d’indemnités parlementaires pour chaque député. Un supplément dépassant le million est attribué aux membres du Bureau et des commissions, en sus de 1000 litres de carburant et d’une deuxième voiture… Sans compter que la plupart des fantômes demandent une réélection.
Pourtant le règlement intérieur de l’Assemblée nationale est clair : les absences injustifiées sont sanctionnées. L’article 104 dit : «Lorsque, sans excuse légitime admise par l’Assemblée nationale, un député aura manqué, au cours de son mandat, aux séances de deux sessions ordinaires consécutives, son indemnité parlementaire est immédiatement suspendue. Il lui est notifié qu’il peut être déclaré démissionnaire d’office. L’Assemblée nationale devra, toutefois, inviter le député en cause à fournir toutes explications ou justifications qu’il jugerait utiles et lui impartir un délai à cet effet. Ce n’est qu’après examen et rejet desdites explications ou, à défaut, à l’expiration du délai imparti, que la démission pourra être valablement constatée par l’Assemblée.»
L’article 40 complète : «Les commissaires sont tenus d’assister aux réunions des commissions. Il est établi une liste de présence. Tout commissaire qui s’absente sans motif valable à trois séances successives et qui ne se fait pas représenter conformément à l’article 38 ci-dessus doit être invité à s’expliquer avant d’être sanctionné. Les motifs de cette démarche et les explications présentées par ce commissaire sont communiqués à la Commission et appréciés souverainement par elle. Au préalable, il lui aura été imparti un délai pour préparer sa défense. Le Commissaire concerné peut, dans ce cas, faire appel à un collègue.
La Commission statue à huis clos. La sanction peut prendre la forme d’un rappel à l’ordre. En cas de récidive, le Commissaire est considéré comme démissionnaire. Cette décision est communiquée à la Commission qui dresse un rapport pour la plénière qui constate la démission. En cas de vacance dans les commissions, le groupe concerné communique, sous couvert du président de la Commission, au Président de l’Assemblée nationale, le nom du candidat. Il est procédé à sa désignation dans les conditions prévues à l’article 35.»
«À l’Assemblée de prendre ses responsabilités»
S’il reconnaît que l’absentéisme est une réalité à l’Assemblée nationale et ne se lasse jamais de rappeler les dispositions condamnant le phénomène, Moustapha Diakhaté, le président du groupe Bennoo bokk yakaar (Bby), s’empresse de préciser, pour le dénoncer, que les sanctions ne tombent jamais. «Tout au moins au cours de la 12e législature», prévient-il avant de poursuivre : «Les sanctions qui sont prévues n’ont jamais été appliquées. Il y a des députés qui ne viennent jamais. Pour un député qui ne vient jamais, l’Assemblée doit constater sa démission. C’est inadmissible qu’on soit élu député et qu’on ne vienne jamais, ni en commission encore moins en plénière. C’est inadmissible. C’est à l’Assemblée de prendre ses responsabilités, d’appliquer son règlement intérieur.»
Elène Tine a une autre idée pour combattre l’absentéisme des députés. «Il faut qu’on aille vers des indemnités de présence, au lieu de donner une indemnité mensuelle aux députés, qu’ils viennent ou qu’ils ne viennent pas», propose-t-elle. Elle cite un exemple : «Au Bénin, les députés sont mieux payés que ceux du Sénégal, tu viens en commission, tu émarges, c’est ce qui fait le montant de tes indemnités parlementaires à la fin du mois. Ici, c’est un montant fixe, qu’on soit présent ou pas. Le même carburant, ça ne change rien et c’est ça qui pose problème. Le fonctionnaire qui ne va pas au travail ne perçoit pas de paie.»
Membre de cette 12e législature, Ousmane Ngom a été très peu aperçu à l’Assemblée nationale avant sa démission le 23 mars 2016. C’est ce que disent ses ex-collègues. C’était le cas de Souleymane Ndéné Ndiaye, lui aussi démissionnaire. «Aujourd’hui il revient, au même titre qu’Ousmane Ngom, demander un nouveau de mandat», s’étouffe un député, qui s’exprime sous couvert de l’anonymat.
Un autre s’emporte : «Quand quelqu’un n’assume pas son mandat, s’il redemande un renouvellement, on doit lui demander ce qu’il a fait du mandat. Pendant tout ce temps, il recevait ce que d’autres recevaient à la fin du mois.»
La championne de l’absentéisme est…
Garmi Fall, elle, est présentée comme la championne de l’absentéisme. «On peut noter le nombre de fois qu’elle est venue à l’Assemblée nationale, sourit un parlementaire. On dit qu’elle est malade, mais on la voit dans des manifestations politiques.». Un élu de Benno, fils de l’ancien khalife général des mourides, Serigne Bara Mbacké, ne fait pas mieux.
Jointe au téléphone par Seneweb, Garmi Fall a corrigé : elle ne s’absente pas, elle boude. Et assume : «Je ne me retrouve pas dans cette Assemblée. Je ne la fréquente pas. Les invectives, polémiques, ce n’est pas ce qu’on attend de nous. Même ceux qui sont présents n’ont réussi à régler aucun problème. C’est une Assemblée de laudateurs. Moi, je m’intéresse au peuple, je vais vers les populations. Une Assemblée où les gens passent le temps à s’accuser mutuellement de vol, ce n’est pas ma vision de l’Assemblée.»
Elle ajoute : «J’espère que la prochaine législature sera différente de l’actuelle. Mon travail de parlementaire se limite aux populations qui m’ont investie. Demain, si Idrissa Seck trouve mieux que moi pour me remplacer, je cède mon fauteuil, volontiers. Je ne demande rien, j’accepterai tout ce qu’il aura décidé de moi.»
S’il déplore l’absentéisme des députés, précisant que certains de ses collègues n’assistent qu’aux sessions inaugurales, boudent et les plénières et les travaux en commissions, Thierno Bocoum, le chargé de la communication de Rewmi, relativise. Pour lui, les absences sont «parfois justifiées, car le travail parlementaire se fait dans l’hémicycle et en dehors de l’hémicycle». Aussi, il ne faut pas compter sur lui pour assister à des séances comme le passage du Premier ministre à l’Assemblée nationale pour les questions d’actualité. «C’est du cinéma, on envoie les questions à l’avance, il n’y a pas d’interactions; et lorsqu’un député intervient, c’est pour lire une question déjà envoyée, martèle-t-il. Donc ils viennent juste faire leur communication.»
Les autres maux du Parlement
Mais il faut dire que l’absentéisme n’est pas la seule tare connue de l’Assemblée nationale. Il y a d’autres problèmes plus prégnants. L’institution compte en son sein un rapporteur de la commission des lois, qui ne sait ni lire ni écrire… Le partage de sièges au sein de la majorité pose question. Le lien avec l’exécutif est douteux à bien des égards.
«Il y a tellement de choses à revoir dans le règlement intérieur, indique Élène Tine. Par exemple, toute proposition de loi venant d’un député, doit recevoir l’onction du président de la République.» À ce «verrou» s’ajoute celui de l’indisponibilité des ressources, souvent invoquer pour bloquer les propositions de loi qui n’enchantent pas la majorité. À titre d’illustration, la député thiessoise cite la proposition visant la révision du mode d’élection des maires. «C’est la croix et la bannière», peste-t-elle, dépitée.
Beaucoup de Sénégalais ont le même sentiment qu’Élène Tine. À tort ou à raison, ils considèrent que les députés sont payés à ne rien faire ou qu’ils sont surpayés. Les plus sévères estiment que l’Assemblée nationale est une institution inutile. Une poignée de citoyens a pris la balle au bond. Elle espère pouvoir changer la donne. De l’intérieur. D’où la floraison des candidatures «indépendantes» pour les législatives du 30 juillet prochain.
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