Fleuve Sénégal : Après avoir atteint l’objectif de l’agriculture irriguée à grande échelle et la production d’énergie, l’Organisation pour la Mise en Valeur du fleuve Sénégal (OMVS) rêve de réaliser son projet phare de navigabilité sur le fleuve Sénégal. En marge du 51e anniversaire de l’institution, célébré le 11 mars 2023 à Dakar, le directeur général de la Société de Gestion et d’Exploitation de la Navigation (Sogenav), Amadou Diallo, a accordé un entretien à Financial Afrik. L’ingénieur hydraulicien malien de concession civile, y aborde ce projet d’envergure notamment sur les détails de son financement, sa rentabilité et sa date de démarrage.
Présentez-vous et faites une brève présentation de la Sogenav.
Je m’appelle Amadou Diallo. Je suis ingénieur hydraulicien de concession civile. J’ai commencé ma carrière professionnelle à la direction nationale de l’hydraulique au Mali en 1982. Par la suite, je suis devenu le coordinateur national de l’OMVS au Mali de 2003 à 2017. En 2017, je suis nommé directeur général de la Société de Gestion de l’Energie des Ouvrages du Haut bassin du fleuve Sénégal (SOGEOH). Par la suite, je suis devenu directeur général de la Sogenav à partir de 2019 pour un mandat de 4 ans.
Basée en Mauritanie, la Sogenav est créée par l’OMVS en 2011. La société a pour objectif comme son nom l’indique d’assurer l’administration et la gestion de la navigation sur le fleuve Sénégal, de même que les transports. En outre, la Sogenav a pour mission d’exploiter, d’entretenir et de renouveler les infrastructures de la navigation que les Etats (Sénégal, Mali, Mauritanie et Guinée) leur ont confié.
Pour son 51e anniversaire, l’OMVS a mis l’accent sur le volet navigabilité. Quelles en sont les raisons ?
Comme vous le savez, l’OMVS, depuis sa création en 1972 pour faire face aux aléas climatiques et les grandes sécheresses des années 1970, a élaboré un programme régional d’infrastructures. Il s’agissait de trois volets de développement parmi lesquels la production hydroélectrique, l’agriculture irriguée et la navigation sur le fleuve Sénégal. Les deux premiers objectifs ont pratiquement été atteints avec beaucoup d’ouvrages réalisés. Pour l’énergie par exemple, il y a les barrages hydroélectriques de Manantali, de Félou et de Gouina. Concernant l’agriculture, le barrage de Diama a été réalisé depuis 1986. Et toutes ces infrastructures concourent au développement de l’énergie et de l’agriculture.
Le troisième volet prioritaire du programme d’infrastructure régional de l’OMVS qui n’a pas encore été réalisé est la navigation. C’est pourquoi lors de ce 51eanniversaire, l’OMVS a tenu à mettre l’accent sur la navigation pour qu’elle rattrape le retard causé depuis la création de l’organisation. C’est ainsi que nous allons faire une présentation exhaustive sur la navigation et les différentes stratégies que nous allons mettre en œuvre pour que les travaux puissent commencer cette année et qu’on puisse naviguer sur le fleuve Sénégal en 2024 et de manière pérenne. Voilà pourquoi l’accent a été mis cette année sur sur le projet de navigation.
Qui dit projet parle de financement. Où en êtes-vous avec la mobilisation des ressources ?
Le financement est la grande contrainte que l’OMVS rencontre dans la mise en œuvre de son projet de navigation. Il y a d’autres contraintes secondaires qui pouvaient être gérées tranquillement mais le gros problème, c’est le financement qui a été cherché depuis la conception du projet en 1972 suivant plusieurs stratégies. Pour la première stratégie, l’OMVS voulait mettre toute les composantes du projet navigation d’un seul coût total actualisé estimé à 521 milliards FCFA (environ 890 millions USD). Donc, les bailleurs de fonds n’ont pas suivi cette stratégie. En 1992, l’OMVS a changé de stratégie et a élaboré un programme de phasage. C’est-à-dire qu’il y a trois phases qui ont été prévues pour booster la navigation. La première phase était de restaurer la navigation saisonnière sur le fleuve Sénégal, la deuxième de réaliser toutes les infrastructures de navigation (les principales) et la troisième, c’était le projet minéralier. C’est-à-dire la construction d’un port minéralier en eau profonde. Donc avec ce phasage également, il y a eu des actions réalisées. Et ces actions, si on regarde, ont été essentiellement financées sur fonds propres. Les grands financements devraient venir pour la réalisation des infrastructures mais malheureusement, il y a eu cette contrainte encore de mobilisation des fonds auprès des Etats. La contrainte est liée en partie à la limitation de la capacité d’endettement des pays due aux accords signés avec le FMI et la Banque mondiale. Ces derniers ont exigé aux Etats de s’endetter surtout sur des prêts concessionnels et non des prêts commerciaux. Or, il était difficile d’obtenir un prêt concessionnel pour un montant aussi élevé d’environ 1190 millions USD. Concernant les prêts commerciaux, l’OMVS avait signé en 2019 un accord de construction avec une entreprise indienne d’infrastructure AFCONS. Et aussitôt la banque Eximbank de l’Inde s’était engagée à financer le coût total des infrastructures, de l’ordre de 520 millions USD.
Mais, malheureusement, avec la COVID-19 qui a commencé depuis 2020, la capacité de crédit de l’Etat indien vers Eximbank a diminué. Et finalement Eximbank s’est retirée du financement de ce projet. Ce fait majeur a bloqué la construction des infrastructures prévues. Vu cette contrainte majeure, la Sogenav a proposé en décembre passé au conseil des ministres une nouvelle stratégie en tirant profit des leçons des anciennes stratégies. Et, selon la nouvelle stratégie, nous espérons démarrer les travaux de constructions de certaines infrastructures essentielles en 2023 et une année après, en 2024, précisément au deuxième semestre, la navigation sur le fleuve Sénégal sera effective.
L’avantage de cette stratégie, c’est qu’avec seulement 11% du coût du projet, soit 35 milliards FCFA (56,4 millions USD) sur 311 milliards FCFA (502 millions USD), l’on pourra réaliser les infrastructures essentielles. Ce qui nous permettrait d’atteindre le deuxième objectif principal du projet, c’est-à-dire avoir une navigation pérenne entre Saint louis (Sénégal) et Ambidédi (Mali). Le troisième objectif, c’est la navigation fluvio-maritime assurant la continuité de la navigation fluviale vers la navigation maritime. Et en attendant d’avoir les financements pour la construction du port fluvio-maritime de Saint louis, cette option sera réalisée à partir des ports des escales de Podor et de Rosso Mauritanie. Donc, on ouvrira le mode multimodal de transport pour continuer à transiter vers les ports existants de Dakar et de Nouakchott à partir du transport routier. (…)
Nous espérons démarrer les travaux de cette année avec l’accompagnement des Etats. Il faut savoir que les Etats qui s’endettent rétrocède ce financement à la Sogenav, société technique qui va réaliser le projet. Elle remboursera les Etats lorsque la navigation sera bénéficiaire aux financements consenties.
Certains spécialistes préconisent d’élaborer de nouvelles stratégies pour mobiliser le financement des différents projets de l’OMVS, qu’en pensez-vous ?
C’est une réalité parce que les financements extérieurs sont très difficiles à obtenir maintenant et les conditions sont très drastiques et difficiles à honorer. C’est pourquoi cette stratégie, comme je l’ai dit, va démarrer les travaux avec les fonds propres des Etats. Et les infrastructures lourdes qui nécessitent de gros financement feront appel aux partenaires financiers. La nouvelle stratégie, c’est d’aller vers le partenariat public privé (PPP) parce qu’il y a beaucoup de sociétés privées qui sont intéressées à collaborer avec la Sogenav actuellement pour réaliser ce projet navigation dont ils voient la rentabilité. C’est essentiellement les sociétés de chargeurs et d’opérateurs miniers qui sont actuellement bloqués dans le bassin minier du Sénégal. Si on voit tout au long du bassin du Sénégal, il y a plusieurs gisements miniers dont l’exploitation est ralentie à cause d’un manque de moyens de transport de masse. Et le meilleur moyen de transport de masse, c’est la navigation qui coûte 50 % moins cher que le transport routier et 40% moins cher que le transport ferroviaire.
Les opérateurs économiques et les chargeurs n’attendent donc que le démarrage de la navigation fluviale. Nous avons même au niveau de la Sogenav lancé un appel à manifestation d’intérêt auprès des privés pour entrer en partenariat avec eux pour le financement et l’exploitation de la navigation. Nous avons reçu des dossiers de partenariat que nous sommes en train d’analyser à ce moment. Donc l’avenir du financement du projet navigation réside à ce niveau du PPP.
Dans un contexte marqué par les effets du changement climatique où on observe une prolifération des investissements verts, que comptez-vous faire pour capter ces ressources ?
Comme vous le savez, tous les réseaux de transport polluent; la route pollue plus grandement avec les gaz d’échappement et le chemin de fer également. Mais le transport fluvial pollue le moins. Pour capter ces fonds en rapport avec le haut-commissariat, nous allons contacter les instructions nécessaires et nous allons constituer un dossier en vue de compléter le financement à rechercher. Nous sommes dans cette optique.
Avez- vous avez un agenda vert ?
Comme vous le savez, le financement de l’agenda vert est difficile à obtenir. Si on doit compter sur cette longue procédure pour commencer, le démarrage des travaux va prendre du temps. Sinon, ça fait partie des objectifs de financement. Comme je vous ai dit, après le financement propre des Etats, il y a les partenaires financiers classiques, les prêts commerciaux et ensuite le PPP. Et le financement vert vient en d’autres positions pour capter les ressources. Je pense que le projet de navigation pourrait être en bonne place pour obtenir des financements verts.
Qu’en est-il du projet de protection du massif de Fouta-Djalon qui alimente le fleuve Sénégal, et qui se trouve menacé par une dégradation de son écosystème ?
La dégradation des têtes de bassin est un problème général. Cela ne concerne pas seulement le bassin du fleuve Sénégal. On retrouve le même phénomène au niveau du fleuve Gambie et du fleuve Niger, entre autres. Des activités ont été déjà programmées dans ce sens par l’OMVS. Et je pense que le haut-commissaire est mieux placé pour vous détailler un peu sur ce que l’institution prévoit de faire pour préserver l’environnement dans le haut bassin du fleuve Sénégal afin que l’écoulement du régime du fleuve soit sauvegardé.
Pouvez-vous évoquer l’état de mise en place du marché commun de l’énergie qui vise à porter la production hydroélectrique à 1250 MW d’ici 2030
Pour cette question, je vous laisse le soin de contacter le directeur général de la société de gestion de Manantali ou d’autres responsables habilités à répondre en profondeur sur le volet énergie. Tout ce que je peux vous dire sur l’énergie, c’est que déjà l’OMVS est en bonne place pour rentrer dans le marché de l’énergie avec les centrales hydroélectriques qu’elle a eu à construire telles que les centrale de Manantali, de Gouina au Mali, Koukoutamba en Guinée, entre autres. Le réseau électrique de l’OMVS est très important avec l’entrée dans le système d’achat et de vente d’énergie.
Quel bilan peut-on dresser brièvement de l’OMVS en 2022 ?
L’OMVS, comme vous le savez, est une organisation modèle et d’intégration par excellence. Elle a un certain principe qu’on ne retrouve nulle part dans le monde notamment le principe des ouvrages communs que 4 Etats se réunissent pour financer ensemble. C’est unique dans la gestion des bassins versants. Donc l’organisation est à féliciter à ce niveau, c’est pourquoi nous avons obtenu beaucoup de prix de par le monde. On vient d’avoir le Prix Hassan 2 pour la bonne gestion et la sécurisation de l’eau. Tout ceci pour dire que le bilan de l’OMVS est positif dans la gestion et l’organisation des bassins fluviaux. Je pense que nous sommes devenus un modèle dans le monde entier. Actuellement beaucoup de gestionnaires de bassin versant se rapprochent de l’OMVS pour avoir son expérience afin de faire la même chose pour gérer leurs bassins.
Votre feuille de route pour 2023 ?
Pour cette année, le principe, c’est de démarrer les travaux à partir du mois de septembre prochain -si jamais on est suivi par les financements-. Parce que dans notre planning, nous prévoyons avoir le financement de la première phase de notre stratégie au plus tard fin juin. Si on arrive à cela, nous allons faire rapidement les premières études d’actualisation nécessaire. Et du coup, démarrer les travaux en septembre prochain. Ces derniers vont concerner le dragage du fleuve, la réhabilitation des escales qui disposent déjà de quais existants que l’on peut exploiter rapidement. Ils seront aménagés, réhabilités et équipés. Et les plateformes seront créées et quelques hangars construits dans cette première phase.
Il y aura le dragage du fleuve qui permettra de maintenir une navigation pérenne qui n’existe pas encore. L’objectif est d’assurer la navigation jusqu’en décembre et même en période de saison sèche (mars, avril mai) où le niveau du fleuve Sénégal baisse au maximum. Ce dragage permet d’avoir suffisamment d’eau pour que les bateaux puissent naviguer. Durant la première année, c’est-à-dire de septembre 2023 à septembre 2024, nous allons réaliser toutes les infrastructures nécessaires pour qu’en septembre 2024 tout le financement soit acquis.
La Sogenav va commencer à recevoir les recettes et c’est ça l’objectif. Parce que actuellement, notre structure est subventionnée par les Etats membres. Et dès que la navigation va commencer (le potentiel est là, la navigation est trop rentable) , la Sogenav va faire des recettes au fur et à mesure et même devenir bénéficiaire (les études l’ont prouvé). Les études ont montré que lorsque le tonnage atteindra 10 millions de tonnes par an, la Sogenav pourra commencer à rembourser les dettes. Et c’est normal car la rentabilité même du projet navigation est liée à l’exploitation des gisements miniers. Le potentiel du fer est de1,5 milliard de tonnes, le phosphate à environ 2 milliards de tonnes, et la bauxite 800 millions de tonnes. Il y a beaucoup d’autres minerais dans le bassin du fleuve Sénégal qui peuvent rentabiliser rapidement le projet de navigation pour que nous soyons bénéficiaires. Notre planning, c’est de commencer les travaux en 2023 et en 2024; commencer l’exploitation et atteindre les objectifs finaux.