Benjamin Boukpeti : mon premier grand souvenir des Jeux olympiques, c’est 1996 à Atlanta. J’avais 15 ans. Je me rappelle m’être levé la nuit, assis dans le fauteuil de ma maman, tout seul devant la télé, à boire des boissons fraîches avec du sirop, parce qu’il faisait chaud. Mon idole, c’était Michael Johnson, la « Loco de Waco » [champion olympique du 200 m et 400 m en 1996, NDLR]. J’en ai encore des frissons rien que d’y penser, c’était vraiment magnifique. C’était un athlète atypique ; sa manière de courir, son comportement. Vraiment, il m’a marqué. À tel point que quand Usain Bolt a battu son record du monde (200 m), j’étais extrêmement triste.
Vous adoriez l’athlétisme. Alors, comment s’est fait votre rencontre avec le canoë-kayak ?
J’ai rencontré le canoë-kayak en 1991, à 10 ans. À l’époque, j’étais plutôt footballeur. J’ai découvert le kayak parce que ma grand-mère avait une maison qui était sur les bords de Marne, en région parisienne. Un jour, il y avait une activité de découverte, je suis allé avec un de mes meilleurs amis. On a fait une fois, deux fois, trois fois. Et puis finalement, on s’est inscrits au club. L’ambiance était extraordinaire ; il y avait un sentiment de liberté et de glisse que je trouvais génial. Et lors de mes premières compétitions, je faisais des podiums. Donc, l’émulation s’est faite progressivement. Même si, à ce moment-là, je ne pensais pas aux JO ou à une médaille olympique, j’étais vraiment animé par l’esprit de compétition. J’avais un goût marqué pour la compétition.
Pour parler de ce jour historique où vous décrochiez la médaille de bronze aux JO de Pékin, quels souvenirs gardez-vous de cette belle journée ?
Waouh ! Il y a une forme de sérénité, parce qu’on fait les qualifications la veille et les finales le lendemain. En qualification, j’ai vécu le pire et le meilleur. Je fais une première manche de qualification, je suis avant-dernier. Moi, à ce moment-là, je me dis que je passe à côté de mes Jeux olympiques, que c’est fini. Je passe mon temps à pleurer entre les deux manches de qualification, pour finalement faire une deuxième manche de qualification où je fais le meilleur temps du jour. J’arrive à revenir pour me qualifier en demi-finale et là, c’est extraordinaire.
Quand on fait toutes les analyses techniques, analyses vidéo, je me rends compte que je suis vraiment présent et je peux vraiment compter sur mes forces. Donc le matin, il y a une forme de sérénité. Quand je prends mon kayak, je savais qu’aujourd’hui, il allait se passer quelque chose. Après la demi-finale, je suis en tête, donc j’ai le meilleur temps. Ça ne m’était jamais arrivé sur une compétition internationale. Ce n’était pas le scénario que j’avais prévu, car j’aime bien être un peu outsider. Je voulais être 4ème, 5ème pour aller chasser et chercher le podium. Et là, j’ai passé tout le temps entre la demi-finale et la finale à me convaincre qu’il valait mieux avoir de l’avance que du retard.
C’était compliqué à gérer, cette avance ?
Oui, la preuve, j’ai fait un départ compliqué. Je suis pourtant confiant jusqu’au moment où la caméra montre ma tête sur les écrans ; tout le stade se met à hurler. Là, j’avais l’impression que mon kayak tremblait. En quelques secondes, j’étais liquide. Je m’élance, mais je ne suis pas bien du tout. Je fais une première ligne droite catastrophique, la première porte en remontée, j’ai failli passer à côté. Là, je me dis, si tu ne te reprends pas là, c’est fini mon gars. Donc, j’attaque, je fais un milieu de parcours d’anthologie, extrêmement rapide. J’adore le revoir, d’ailleurs.
Et voilà, je finis, médaillé olympique, en bronze. La première et seule médaille olympique de l’histoire du Togo. Je casse ma pagaie. Je réécoute parfois la bande son de RFI, parce qu’il y a l’explosion de joie. Le journaliste dit : « Il exprime sa joie, il casse sa pagaie sur un rocher. » Je la casse sur mon kayak (rires), mais ce n’est pas grave.
Vous êtes né à Lagny-sur-Marne, en région parisienne, et vous avez la double nationalité. Comment s’est opéré ce choix entre la France et le Togo ?
Il y a eu un vrai choix stratégique, en fait. Ça veut dire que, en 2004, je réalise que je peux faire une médaille olympique. J’ai un truc à l’intérieur de moi qui me dit que c’est possible. À l’époque, je rentrais dans une école de commerce où j’apprends un peu plus la stratégie. Et en fait, j’applique les méthodes de l’école de commerce à mon cas (rires) : forces, faiblesses, menaces, opportunités, etc. Et là, je me dis : « Si tu es au départ des Jeux olympiques en tant que Français, en gros, tu as 90% de chance d’être médaillé. En revanche, pour être médaillé olympique avec la France, il faut être au départ des Jeux, ce qui est plus dur. Avec le Togo, tu as 90% de chance d’être au départ des Jeux, mais tu as beaucoup moins de chance d’être médaillé. »
Avec la France, il y avait un risque de ne pas être aux Jeux. Cela a été le cas de mon partenaire d’entraînement, Benoît Peschier, avec qui je me suis entraîné pendant les deux dernières années avant Pékin. À ce moment-là, franchement, il peut être champion olympique comme quatre ans plus tôt à Athènes, mais il n’est que remplaçant olympique. Je ne voulais pas vivre ça. Surtout, je prévoyais d’arrêter ma carrière en 2008, donc pouvoir la finir en réalisant mon meilleur niveau possible aux Jeux olympiques de Pékin, quitte à n’être que 8ème ou 10ème mondial, mais au moins, j’aurais une référence internationale à raconter à mes enfants. Et donc voilà, à ce moment-là, je fais aussi le choix stratégique d’aller avec le Togo. Mais cela m’a demandé de tout mettre en place pour être en mesure de devenir un médaillable olympique. Cela demande un travail colossal. Cela a été un apprentissage qui était dingue, qui était à la fois très stressant et très enthousiasmant.
Et comment se passe votre premier séjour à Lomé, après la médaille ?
C’était merveilleux ! C’est le pape au Brésil, il y a un million de personnes. C’est de la folie, c’est de la folie (il répète). J’arrive, je suis noyé sous les micros, des gens de la sécurité qui m’aident à respirer finalement, des gens de la famille qui me sautent au cou. Il y en a que je ne connais pas ou peu ; une tante que j’ai dû voir une fois ou deux fois à Paris, etc. C’est juste phénoménal et extrêmement touchant.