Les Turcs ont commencé à voter dimanche pour un référendum sur une réforme constitutionnelle visant à renforcer les pouvoirs du président Recep Tayyip Erdogan.
« Effacer le 15 juillet par le 16 avril », tel est le but affiché par le président turc Recep Tayyip Erdogan. Son projet de réforme constitutionnelle pour un renforcement de ses pouvoirs est soumis à référendum dimanche 16 avril, neuf mois après la tentative de coup d’Etat qui a failli le faire tomber, le 15 juillet 2016.
Les quelque 55,3 millions d’électeurs ont commencé à voter à 5 heures (GMT) dans l’est de la Turquie, et à 6 heures dans le reste du pays, pour une consultation populaire qui s’annonce serrée sur un projet de réforme visant à présidentialiser le régime.
Dominant la scène politique depuis 2003, M. Erdogan, 63 ans, a fait de ce passage au système présidentiel sa priorité. Sa campagne pour le oui a révélé une soif de revanche sur les auteurs du coup d’Etat manqué. Aux yeux des partisans de M. Erdogan, l’imposition d’un régime présidentiel à poigne et sans contre-pouvoir apportera la stabilité dont le pays a tant besoin après avoir été ébranlé par plusieurs guerres – contre les rebelles kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) dans le sud-est du pays, et contre l’organisation Etat islamique en Syrie –, des attentats, et le putsch raté qui a fait 270 morts et plus de 2 000 blessés.
Les partisans du non dénoncent pour leur part la dérive de M. Erdogan, gagné par la folie des grandeurs et la soif d’absolutisme. Sous prétexte de réprimer les instigateurs du putsch, soit les partisans du prédicateur Fethullah Gülen exilé aux Etats-Unis, 125 000 salariés (enseignants du public et du privé, magistrats, militaires, policiers) ont été limogés, plus de 40 000 personnes emprisonnées dont 13 députés du Parti de la démocratie des peuples (HDP, pro-kurde), les médias mis au pas.
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Premier président turc élu au suffrage universel, en août 2014, après avoir été premier ministre pendant onze ans, Recep Tayyip Erdogan veut légaliser un état de fait, puisque c’est lui qui dirige aujourd’hui l’exécutif, et non le premier ministre comme le voudrait la Constitution en vigueur, issue du coup d’Etat militaire de 1980. Jusqu’à présent, la Turquie était une République parlementaire, le rôle du président étant en principe purement honorifique.
La réforme proposée inverse la tendance. Le président gouvernera par décrets. Il nommera le haut commandement militaire, le chef du service de renseignement, les recteurs d’université, certains hauts fonctionnaires et magistrats, il dirigera son Parti de la justice et du développement (AKP, islamo-conservateur), renonçant du même coup à la neutralité exigée jusqu’alors du chef de l’Etat. Le Parlement ne sera plus qu’une chambre d’enregistrement. La fonction de premier ministre sera supprimée. Deux vice-présidents seront nommés.
« Plus aucune résistance »
Censée entrer en vigueur en 2019, à la fin du mandat en cours de M. Erdogan, la réforme constitutionnelle sera mise en œuvre sans tarder si le oui l’emporte. C’est ce qu’a confié à la presse le vice-premier ministre Numan Kurtulmus le 31 mars. « Après la victoire du oui, il n’y aura plus aucune résistance au projet présidentiel », a-t-il expliqué, laissant entendre que l’accord sur les deux années de transition négociées initialement avec le Parti d’action nationale (MHP, ultranationaliste) ne serait pas respecté. « Le système actuel pèse comme un fardeau sur nos épaules et nous devons nous en débarrasser le plus vite possible », a-t-il insisté.
Impatient d’endosser ses nouveaux habits d’hyper-président, Recep Tayyip Erdogan a sillonné le pays de long en large ces dernières semaines, se produisant sur les scènes de plus de quarante villes pour inciter les électeurs à voter oui. Avec la faconde qui le caractérise, il a promis la stabilité, la prospérité, la réintroduction de la peine de mort, l’organisation d’un référendum pour ou contre les négociations d’adhésion à l’Union européenne, dont il ne cesse de fustiger les dirigeants depuis le putsch raté du 15 juillet.
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Truffant ses discours de citations du Coran et de poèmes nationalistes, le chef de l’Etat a recours à toutes sortes de subterfuges pour capter l’attention du public. Invité, mardi 11 avril, à un « débat » télévisé avec des jeunes, il a une fois de plus manifesté ses talents de conteur et de bon connaisseur des textes religieux. A un moment de la rencontre, retransmise en direct par les chaînes de télévision A Haber et ATV, M. Erdogan est revenu sur le déroulé du putsch, racontant comment il avait pu échapper aux militaires factieux. Il s’est alors comparé au Prophète Mahomet lors de son exode de La Mecque à Médine. Cherchant à échapper à des détracteurs qui le poursuivaient, le Prophète s’était réfugié dans une grotte. Il aurait été sauvé par une araignée, qui réussit à le cacher grâce à la toile tissée à l’entrée de la cavité.
« Avant nous, [les putschistes] ont débarqué à l’aéroport de Dalaman, ils ont examiné l’avion puis ils sont partis. Un peu plus tard, nous sommes montés dans ce même avion. Leur arrivée et notre départ ressemblent à l’histoire de notre bien-aimé Prophète. Bien sûr, trois avions nous attendaient dans différents endroits pour donner le change, mais on a choisi de prendre celui qui était à Dalaman. »
Masses conservatrices et pieuses
De plus en plus mystique, M. Erdogan, qui avait qualifié le putsch de « don de Dieu », aime à se présenter comme une personnalité hors norme, investie d’une mission quasi-divine. Aux yeux de ses partisans, le « raïs » (chef) est l’homme qui a réussi à faire de la Turquie un pays moderne, où le PIB a été multiplié par trois sous son action, tandis que les masses conservatrices et pieuses d’Anatolie ont été libérées du joug imposé depuis Atatürk par une élite en « col blanc », minoritaire, laïque, urbaine et pro-occidentale.
Pour comprendre l’ascension de M. Erdogan, deux chiffres sont parlants. Lorsque Tayyip voit le jour à Istanbul, le 26 février 1954, la ville des bords du Bosphore compte 1,5 million d’habitants, contre 15 millions aujourd’hui. Ses habitants sont, en majorité, des « Turcs noirs » issus de l’exode rural qui a bouleversé en profondeur la physionomie des villes turques. C’est par villages entiers que les ruraux ont conquis les grands centres urbains, à l’image d’Ahmet, le père de M. Erdogan, venu de Dumankaya, un petit village de la région de la mer Noire, pour tenter sa chance à Istanbul.
C’est en cultivant sa proximité avec le Turc de la rue que le gamin né dans le quartier modeste de Kasimpasa a gravi un à un les échelons du pouvoir. Elu maire d’Istanbul en 1994, il triomphe en 2002 lorsque l’AKP remporte les législatives. Et devient premier ministre un an plus tard, une fois amnistié de la peine de prison qu’il avait reçue pour avoir récité en public un poème religieux.
« Authentique et national »
Parvenu au faîte de sa fulgurante carrière politique, M. Erdogan se rêve en nouvel Atatürk. Mais voilà que l’issue du référendum, qu’il imaginait comme un plébiscite sur sa personne facile à remporter, apparaît compromise. A trois jours du scrutin, plusieurs instituts de sondage (Anar et Konsensus) donnent le oui gagnant à 51 ou 52 %, loin des 60 % espérés. D’autres études donnent le non gagnant à 51 ou 52 %, ce qui constituerait un camouflet sans précédent pour le président et son parti.
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Seule certitude, la Turquie a rarement été divisée comme aujourd’hui, entre partisans d’un régime parlementaire et laïc, et adeptes du régime présidentiel « authentique et national », l’expression favorite du chef de l’Etat. Selon les analystes politiques, 20 % de l’électorat serait indécis, dont 12 % au sein même de l’AKP. Le 20 mars, lors d’une réunion d’anciens ministres avec Binali Yildirim, le chef du gouvernement, d’anciens poids lourds de l’AKP – dont Cemil Çiçek, Volkan Bozkir et Ali Coskun – ont émis des réserves sur la réforme constitutionnelle.
Encore plus surprenant, celui qui fut longtemps le compagnon de route de M. Erdogan, l’ancien président Abdullah Gül, a nié la nécessité de créer un régime « authentique » en Turquie, expliquant ne pas savoir de quoi il s’agissait. A la surprise générale, M. Gül s’est fait porter pâle lors du meeting de campagne du président Erdogan prévu le 1er avril à Kayseri, la ville natale de l’ancien président, qui est aussi une pépinière d’entrepreneurs conservateurs et religieux proches de l’AKP. Il faut dire que Kayseri n’a pas été épargnée par les purges drastiques ordonnées depuis Ankara contre la communauté du prédicateur Fethullah Gülen, avec laquelle les dirigeants turcs, MM. Erdogan et Gül en tête, entretenaient jusqu’en 2013 d’excellentes relations.
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