Le Kenya revêt une importance particulière pour la Couronne britannique, car c’est là-bas que la reine Elizabeth avait commencé son règne, en février 1952. Cependant, durant cette visite, le roi Charles ne pourra guère laisser de place au sentimentalisme, car de nombreux Kényans attendent surtout une prise de position ferme sur le passé colonial britannique.
Au programme du roi au Kenya, une rencontre, ce mardi matin, avec le président William Ruto. Durant ses deux jours dans la capitale, il y aura aussi des temps de recueillement, notamment au mémorial du jardin Uhuru, construit après l’Indépendance, ou encore au cimetière de Kariokor où reposent des soldats tués lors de la Seconde Guerre mondiale.
La deuxième journée sera consacrée en partie à la question environnementale, avant un départ pour Mombasa où le roi visitera notamment la base de la marine britannique de Mtongwe.
Une visite et des dossiers sensibles
Comme toutes les visites dans une ancienne colonie, celle-ci est sensible pour la couronne. L’ambassade britannique tente néanmoins de donner des allures de fête à ce déplacement. Elle a fait peindre des matatus – ces minibus de transport en commun – aux couleurs britanniques et kényanes. On peut y voir le couple royal, des Masaï et l’Union Jack au milieu des girafes et des éléphants.
Mais les Kényans s’intéressent peu à ce folklore. Ce qu’ils veulent, ce sont des déclarations fortes, des excuses au sujet du passé colonial. Buckingham Palace a promis que le roi évoquerait les « aspects douloureux » du passé britannique au Kenya.
Nombreux, en effet, sont les dossiers sensibles et malgré les efforts des autorités kényanes pour interdire manifestations et points presse, plusieurs communautés ont fait part de leurs réclamations envers la Couronne.
Il y a les Masaï dont les terres ont été confisquées, au début du XXᵉ siècle, les Mau Mau, combattants de l’Indépendance et la communauté Pokot que le colon britannique considérait comme séditieuse. Il y a enfin les communautés de Nanyuki, à 200 kilomètres de Nairobi, qui subissent, encore aujourd’hui, les conséquences d’un incendie lié à un exercice militaire britannique dans la région.
Attente de réparations
Toutes ces communautés demandent des compensations et c’est là que la situation se complique.
Plus de 10 000 personnes sont mortes lors de la révolte des Mau Mau, un nombre que beaucoup jugent sous-estimé, rapporte notre correspondante à Nairobi, Albane Thirouard. Des dizaines de milliers de Kényans ont également été détenus dans des conditions dégradantes, subissant tortures et viols.
En 2013, Londres a versé près de 20 millions de livres sterling de compensation à un peu plus de 5 000 vétérans Mau Mau et a exprimé des « regrets sincères » pour les atrocités commises, mais pour beaucoup, au Kenya, ce n’est pas suffisant.
Davis Malombe est le directeur de la Commission kényane des droits humains. Il attend des paroles plus fermes : « Nous appelons le roi à prononcer des excuses publiques, au nom du gouvernement britannique. Des excuses sans conditions et claires, pas comme la déclaration de regrets qui était trop prudente et préservait le gouvernement. Des excuses pour le traitement inhumain qui a été infligé aux Kényans pendant toute la période coloniale et continue de nos jours. Ces excuses représentent une étape clé dans la reconnaissance de la souffrance du peuple kényan. »
Présenter des excuses ouvrirait toutefois la porte à de nombreuses procédures judiciaires. Davis Malombe insiste également sur d’autres réclamations comme la communauté Nandi qui demande le retour du crâne de leur chef tribal, décapité, dont la tête avait été ramenée comme trophée en Angleterre – la famille du chef Mau Mau, Dedan Kimathi, attend toujours sa dépouille – ou encore les nombreuses communautés qui se battent pour récupérer leurs terres que les colons se sont, selon elles, appropriées.
Manifestation interdite
Ainsi, depuis une semaine, de nombreuses organisations de la société civile se sont exprimées, des voix qui commencent à déranger les autorités. Quand Kelvin Kubai arrive à l’hôtel Boulevard à Nairobi, lundi matin, pour y tenir une conférence de presse, c’est par la police qu’il est accueilli. Kelvin Kubai est l’avocat des communautés de Nanyuki, dans le centre du pays. En 2021, un incendie provoqué par un exercice militaire de l’armée britannique, a détruit leurs récoltes et tué leur bétail.
Ils espéraient lundi faire entendre leurs griefs avant la venue du roi Charles. Une autorisation de manifester leur a également été refusée. « On nie tout simplement notre droit constitutionnel à la liberté d’expression » s’indigne Kelvin Kubai, qui ajoute : « les policiers nous ont dit que les ordres venaient de très haut. »
Même scénario dans le bidonville de Mathare où s’improvise une manifestation sur la rue Mau Mau. « Aujourd’hui [lundi 30 octobre], nous avions prévu de nous retrouver au pied de la statue de Dedan Kimathi, pour montrer que nous n’avons pas oublié, que nous nous souvenons de tout, que nous demandons toujours que la justice soit rendue. Mais ça n’a pas été possible en raison des menaces de la police. D’autres personnes qui devaient nous rejoindre depuis la campagne, ont également été forcées de rester à chez elles. Nous ne cherchons pas le désordre. Nous voulons seulement passer un message : le roi Charles n’est pas le bienvenu, à moins que nous n’obtenions des excuses officielles, la reconnaissance du tort infligé à nos ancêtres et la restitution de nos terres. Je pense que cette manifestation a été annulée, car malheureusement notre gouvernement est contre le peuple kényan. Cela signifie juste que nous vivons dans un État néocolonial, où les Kényans ne jouissent toujours pas d’une souveraineté totale et où les impérialistes continuent de tirer les ficelles. Après, la police ne fait que suivre les ordres. Elle fait ce qu’on lui dit de faire », souligne Wanjira Wanjiru, coordinatrice du Centre pour la justice sociale de Mathare au micro de notre correspondante à Nairobi, Gaëlle Laleix.
De son côté, la police kényane justifie ces interdictions par des raisons de sécurité.
Relations bilatérales
Cette visite du roi Charles III et de la reine Camilla vise à « célébrer la relation chaleureuse entre les deux pays » d’après le communiqué officiel.
Le Kenya est « un pilier de stabilité dans la région », écrit le secrétaire d’État britannique aux Affaires étrangères dans un quotidien kényan. Le partenariat entre les deux pays « n’a jamais été aussi fort » souligne-t-il.
Dans le domaine de la Défense notamment, l’armée britannique a gardé un camp d’entraînement dans le centre du pays. De jeunes recrues viennent s’y exercer, avant d’être déployés à l’étranger. Les troupes britanniques forment également les soldats kényans dans la lutte contre le terrorisme.
La coopération est aussi importante sur le plan économique. Le Royaume-Uni est le cinquième pays exportateur pour le Kenya. C’est aussi le premier investisseur étranger. De grandes entreprises britanniques y sont implantées comme Finlays, Unilever ou encore la banque Barclays.
Reste que pour de nombreux Kényans, le passé colonial est encore dans les mémoires. D’après le communiqué officiel, la visite devrait « reconnaître les aspects plus douloureux de l’histoire commune » des deux pays.
À Nanyuki, des soldats britanniques accusés de meurtre par la famille d’une jeune femme
Depuis l’annonce de la visite du roi Charles III et de la reine Camilla, plusieurs voix se sont élevées pour dénoncer les abus commis par des soldats britanniques dans la ville de Nanyuki, qui héberge un camp d’entrainement de leur armée.
Parmi ces controverses, le meurtre présumé d’une jeune femme de 21 ans, Agnes Wanjiru, rappelle notre correspondante Albane Thirouard, de retour de Nanyuki. Son corps a été retrouvé en juin 2012 dans la fosse septique d’un hôtel de Nanyuki. Elle avait été aperçue pour la dernière fois deux mois plus tôt, en compagnie de soldats britanniques faisant la fête dans ce même hôtel.
Cela fait 11 ans que la famille d’Agnes Wanjiru se bat pour obtenir justice. Mais à plusieurs reprises ses espoirs ont été déçus. En 2019 d’abord, lorsqu’une juge kényane a déduit qu’Agnes avait été tuée par des soldats britanniques et a demandé l’ouverture d’une enquête. Puis, en 2021, lorsque le journal anglais le Sunday Times a publié le témoignage d’un soldat. Il y confesse qu’un de ses collègues avait à l’époque avoué le meurtre. Nairobi avait annoncé dans la foulée la réouverture de l’enquête.
Depuis, la famille n’a pas de nouvelles. Esther a 19 ans, elle a grandi au milieu de ces combats et a décidé d’écrire un livre qui raconte l’histoire de sa tante. « Rien dans tout ça n’est juste, lance-t-elle. Parfois on se demande si les britanniques nous traitent comme ça parce que nous sommes africains. Dès que ma maman voit des soldats en uniformes elle pense à sa sœur et pleure. Nous avons espoir d’obtenir justice un jour mais parfois on le perd cet espoir. Par exemple quand on voit que le roi Charles est en visite mais que dans le programme, rien ne mentionne Agnes ».
Elle poursuit : « On aurait bien aimé qu’il nous présente ses excuses. Une vie a été interrompue, celle d’une maman d’un nouveau-né. Il est temps pour eux de faire la chose honorable : apporter une justice qui nous a été niée pendant tant d’années. »
Londres assure coopérer avec la police kényane. La sœur d’Agnes Wanjiru vient de saisir la justice pour tenter d’obtenir des réponses. Elle a aussi écrit une lettre à l’ambassade britannique à Nairobi demandant un entretien avec la reine Camilla.
Kenya: visite du roi Charles III sur fond de dossiers sensibles (rfi.fr)