Maroc : La mesure, annoncée par la mairie, vise à promouvoir l’image de « smart city » de la capitale économique marocaine, mais menace le gagne-pain de nombreux travailleurs pauvres.
Ils sont là, stationnés devant le souk de Hay Hassani, quartier populaire de Casablanca, à attendre les passagers. Au Maroc, on les appelle les « koutchis », des conducteurs de carrioles rustiques à deux roues, couvertes d’une bâche et tirées par un cheval. Un coup de fouet et les voilà qui sillonnent les artères de la métropole pour 5 dirhams la course (quelque 0,5 euro), dans ce paysage urbain de tous les contrastes où se côtoient villas, buildings et bidonvilles, voitures de luxe et triporteurs, cols blancs et miséreux.
Bientôt, ces koutchis n’auront plus leur place dans la capitale économique du pays. Tout comme l’ensemble des conducteurs de charrettes tirées par des animaux : les chiffonniers qui déplacent, à l’aide de leur monture, des tonnes de déchets recyclables qu’ils ont ramassés dans les bennes à ordures pour les revendre. Ou encore les transporteurs de marchandises de toutes sortes – fruits et légumes du marché, matériaux de construction, débris industriels, etc. –, sur des chariots tractés par des ânes. Ils seront interdits de circulation par arrêté municipal.
La mesure a été annoncée le 5 octobre au conseil de la ville par la maire, Nabila Rmili – en poste depuis près d’un an –, dont l’ambition affichée est d’ériger Casablanca en métropole internationale, moderne, attractive. S’en est suivie la publication d’un tweet tonitruant, retiré depuis : « On n’accepte plus de voir des charrettes tirées par des animaux en circulation à Casablanca, pourtant qualifiée de ville intelligente. Cette décision facilitera le quotidien des Casablancaises et Casablancais. »
Dans son entourage, c’est bien un souci d’« image » qui est invoqué en premier lieu pour justifier la mesure. « On ne peut pas vendre Casablanca comme une smart city avec des charrettes qui tournent dans la ville : il faut arrêter ça. C’est incompatible avec tous les changements qu’on a instaurés : tramway, bus électrique… », défend Ahmed Afilal, adjoint chargé de l’environnement. Les charrettes posent en outre « des problèmes de circulation, déjà très difficile en raison de tous les chantiers en cours », ajoute-t-il.
Un « effet d’annonce »
L’annonce a suscité de vives réactions sur les réseaux sociaux, reflétant des opinions contrastées. D’un côté, celle-ci vient satisfaire une revendication récurrente de mettre fin à un moyen de transport jugé « archaïque », perçu comme l’un des « points noirs » de la ville, à l’origine de perturbations. De l’autre, elle est dénoncée comme « drastique » et « autoritaire », portant un coup fatal à des centaines de travailleurs pauvres, opérant dans le secteur de l’informel, qui ont comme seul gagne-pain leur charrette.
« Les propriétaires de charrettes seront accompagnés, assure de son côté M. Afilal. Le but est de les sortir de l’informel, de les encourager à s’organiser en coopérative, à accéder à des prêts garantis par l’Etat, pour qu’ils proposent des services plus en adéquation avec l’image de la ville », souligne-t-il, citant en exemple les calèches touristiques de Marrakech ou les vélos-taxis électriques. Quant aux chiffonniers, nul ne sait encore précisément quelle place leur sera réservée quand sera généralisé le tri sélectif des déchets, pour l’heure à l’état embryonnaire à Casablanca – en expérimentation dans une petite poignée de résidences fermées.
Dans l’opposition, on pointe surtout un « effet d’annonce ». « C’est une mesure qui plaît aux classes moyennes et supérieures, mais qui va se heurter au principe de réalité », souligne Abdullah Abaakil, élu communal du Parti socialiste unifié (PSU). « Les charrettes disparaîtront du centre, mais elles continueront à circuler en périphérie, pour la simple raison que, dans beaucoup de ces quartiers, il n’y a aucune autre façon de circuler, parce que les bus n’y vont pas ou que les voies ne sont pas praticables en véhicules motorisés. » Au final, cette mesure risque, selon lui, d’« enfermer un peu plus les habitants de milieux défavorisés dans ces quartiers périphériques dont personne ne se préoccupe ». Et de renforcer ainsi cette dimension de « ville à deux vitesses ».