Il faut fouler le sol de la nouvelle Gambie pour saisir la réalité du changement intervenu le 1er décembre 2016. Le peuple gambien s’est bien réapproprié ses droits et est en train de construire ce qu’il peut valablement considérer comme sa nouvelle indépendance.
Ce pays, je l’ai fréquenté de nombreuses fois en tant que défenseur des droits humains. Pendant dix ans, avec plusieurs collègues du continent, nous avons assisté à Banjul aux premiers pas de la Commission africaine des droits de l’homme et des peuples (CADHP), qui était l’un des rares espaces où l’on pouvait déposer nos plaintes contre les Etats ayant violé les droits humains – y compris la Gambie – et où l’on pouvait s’exprimer sans être inquiété.
Dans les nouveaux habits de la Gambie, les restrictions qui naguère avaient pour noms arrestations arbitraires, répression brutale des voix critiques, manœuvres d’intimidation des membres de l’opposition, musellement des journalistes et réduction au silence et à la peur de la société civile, ont changé, donnant vie à une atmosphère où les populations s’expriment désormais librement et émettent des jugements sans trop de crainte.
Tourner la page de l’impunité
Pour m’être rendu en Gambie la semaine dernière, j’ai rencontré des journalistes qui, pour la majorité, font de l’indépendance de leur ligne rédactionnelle une question d’éthique et d’honneur. Ceux d’entre eux qui avaient quitté le pays parce que persécutés commencent à revenir retrouver leurs familles. Ils prennent part à des conférences de presse et assument leur responsabilité de participer à la consolidation de la démocratie. D’ailleurs, le travail qu’ils font contribue à faire éclater la vérité sur l’ampleur des crimes commis par l’ancien régime.
Dans cette nouvelle Gambie, le gouvernement et l’opinion publique veulent tourner définitivement la page de l’impunité. A ma grande satisfaction, le nouveau président, Adama Barrow, a confirmé son intention de rester au sein de la Cour pénale internationale (CPI), alors que son prédécesseur avait décidé de la quitter. Des victimes de violations de droits humains commises par le régime de Yahya Jammeh viennent de créer une association.
« Il faudra éviter de croire que tout est pour le mieux après le changement de régime »
Dans une telle ambiance, commence aussi à vibrer une société civile dynamique, à cheval entre la classe politique et les autorités, prête à participer à la vitalité de la vie nationale comme à celle de la future Commission vérité et réconciliation. Cette société civile, notamment celle issue de la diaspora gambienne, a amplifié de manière unique en Afrique le désir de changement à travers les médias sociaux.
Dans cette charmante Gambie, les droits humains ne doivent pas être un mirage d’une vie heureuse, sans souci. C’est pourquoi il faudra surtout éviter de croire que tout est pour le mieux après le changement de régime, le retour à la CPI, la libération des prisonniers politiques, etc. C’est déjà quelque chose… Mais les autorités ont encore des défis à relever.
Du pain sur la planche
Le président Adama Barrow, qui m’a reçu avec mes collègues d’Amnesty International, a du pain sur la planche. Nous avons aussi rencontré deux anciens prisonniers de conscience, Ousainou Darboe et Amadou Sanneh, qui sont maintenant ministre des affaires étrangères et ministre des finances. Amadou Sanneh, notamment, a été emprisonné pendant plus de trois ans.
Les nouvelles autorités devront réunifier un pays où, malgré les appels à l’unité et à la cohésion nationale, il est encore nécessaire de veiller à ce que tous les groupes, indépendamment de leur appartenance politique ou de leur origine, se sentent membres à part entière de la nouvelle Gambie.
La reconstruction de la cohésion sociale et nationale est le meilleur chemin vers une Gambie unie et appartenant à tous sans discrimination. Reconstruire une culture démocratique et des droits humains, de la tolérance et de la séparation claire des pouvoirs est une nécessité impérieuse, même si cela va certainement prendre quelque temps.
Il ne faut non plus se faire trop d’illusions sur les capacités de changement du gouvernement face aux attentes énormes et multiformes des populations, mais également face au legs de vingt-deux ans d’un régime brutal qui a affaibli et assujetti toutes les institutions, avec une justice aux ordres et des institutions de défense et de sécurité à sa totale dévotion. C’est en cela que des lois prenant en compte les droits humains sont nécessaires.
Un tournant historique
Ce 6 avril est un jour important pour la Gambie. Le peuple qui s’est débarrassé du président Yahya Jammeh va se réveiller pour choisir ses députés. Ces derniers vont proposer des lois pour la nouvelle Gambie et les voter.
Pour Amnesty International, le Parlement gambien qui sera élu devra, entre autres, abroger de manière urgente des lois inadmissibles et restrictives qui violent les droits humains et restreignent les libertés fondamentales. Il devra mettre la Gambie en conformité avec ses obligations internationales et régionales en matière de droits de l’homme.
« Les députés qui seront élus peuvent changer radicalement l’image du pays »
Dans ce sens, des lois contenant des dispositions liberticides devront être urgemment modifiées. C’est le cas, entre autres, de celle portant sur l’information et la communication, votée en 2013, et de celle portant sur l’ordre public, très restrictive du droit à la liberté de réunion et d’association.
Si, depuis 1994, il y a eu un déclin continu et catastrophique des droits de l’homme en Gambie, le pays est à un tournant historique pour faire évoluer les choses. En cela, les députés qui seront élus peuvent jouer un rôle important, de nature à changer radicalement l’image de ce pays, pour que les Gambiens ne se voient plus refuser leurs droits humains les plus fondamentaux.
Alioune Tine est directeur d’Amnesty International pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale