Éric Mukendi : Mes deux papas est le premier roman d’Éric Mukendi. Professeur de français à Rouen, ce primo-romancier nous livre avec un véritable talent de conteur les heurs et malheurs de l’immigration et de la double culture à travers l’histoire de l’adolescent Boris, tiraillé entre ses deux papas, mais aussi entre la langue châtiée de son amoureuse parisienne et la langue métissée de la banlieue, entre l’africanité et la francité. Un début éminemment prometteur.
Éric Mukendi est né dans la République démocratique du Congo. Il avait 7 ans quand les siens ont quitté la RDC pour venir s’installer en France. La famille a fui le désordre et les violences des années Mobutu, pour reconstruire sa vie sous d’autres cieux. Après avoir vécu un an à Mantes-la-Jolie, en banlieue parisienne, la famille s’est établie en Normandie. C’est à Louviers, pays de Pierre Mendès France et à quelques encablures de Rouen, qu’a grandi le futur romancier.
Quarante ans se sont écoulés depuis, mais l’écrivain n’a pas oublié ses premiers pas en Europe, le passage par les banlieues parisienne où il a situé l’essentiel de l’action de son premier roman. « Je me souviens très bien…On est arrivé par la Belgique, par Bruxelles. Je sais qu’on a beaucoup roulé, on a dû traverser la frontière, je ne sais plus comment, mais il a fallu la traverser pour arriver ici. On n’était pas encore dans Schengen, parce que c’était en 1984-1985. Je me souviens très bien du changement, du froid, de Mantes-la-Jolie… »
« Tout est vrai, tout est faux à la fois »
Au Congo, le petit Éric baragouinait déjà quelques mots de français, mais c’est en France qu’il a appris la langue de Voltaire qu’il enseigne aujourd’hui à Rouen, après avoir été professeur de langue et de littérature en région parisienne, mais aussi dans des lycées français en Afrique. Mes deux papas est son premier roman. Son héros, Boris, est issu lui aussi de l’immigration, tout comme l’auteur, mais ce roman n’est pas toutefois un livre autobiographique, prévient Eric Mukendi.
Et d’ajouter :« Dans le livre, tout est vrai, tout est faux à la fois. Ça veut dire que si ce n’est pas arrivé à moi, c’est arrivé à des gens que je connais. Je dirais que ce n’est pas autobiographique dans le sens où je n’ai pas eu deux papas, mais je connais peut-être des gens qui ont vécu ça. Tout est un peu vrai et tout est un peu faux, comme la littérature est supposée le faire, le fameux « mentir-vrai ».
Mes deux papas frappe par sa maturité d’écriture, la maîtrise de sa narration, l’économie de moyens et un sens consommé de montée en tension, qualités que l’on trouve rarement dans un premier roman. Récit d’éducation dans le contexte de la vie en banlieue parisienne, entre chômage et frustration, le roman d’Éric Mukendi raconte l’apprentissage par un adolescent de la liberté et les complexités du monde. On pense aux Mots de Sartre ou à L’âge d’homme de Michel Leiris mettant en scène des enfants partant à la conquête du monde et faisant dans les larmes l’apprentissage de la société.
La situation de Boris est un tantinet plus complexe, car le garçon a deux papas. Il a un père biologique et son oncle paternel qui l’a accueilli chez lui en France avec sa femme française et l’a élevé comme le fils qu’ils n’ont pas eu. Boris appelle son oncle Fulgence papa et sa tante Béatrice maman, qui d’ailleurs ne sait pas que l’adolescent n’est pas le fils de son mari. Le drame éclate lorsque Daniel, le vrai papa de Boris débarque en France et vient frapper aux portes de son frère. Avec subtilité et sophistication, le roman met en scène les péripéties de la vie à travers lesquelles le jeune héros narrateur prend conscience de sa situation familiale complexe, inédite et l’intègre dans son logiciel. Cela ne se fera pas sans éclats de voix, ni larmes et angoisses.
Une éducation sentimentale
Dans les pages de Mes deux papas, l’éducation sociale et morale se double d’une éducation sentimentale. Lors d’une sortie scolaire au musée, Boris fait la connaissance d’Hortense. Hortense est Parisienne, issue de la bourgeoisie et habite en centre-ville dans un appartement avec terrasse, donnant sur la Tour Eiffel. Le courant passe entre les deux, malgré leurs différences sociales et culturelles. Ce sont surtout leurs langages, marqueurs de repères sociaux, qui les distingue. La langue devient un enjeu social et sentimental, comme l’explique l’auteur à travers la voix de Boris, son double fictionnel : « Nous étions hier au soir au théâtre, c’était épatant ! » Hortense, elle dit ce genre de phrases et ça sonne vrai. On sent qu’elle ne dit pas ça pour se moquer des gens qui parlent de cette façon-là. […] c’est juste qu’elle reste elle-même, qu’elle parle comme ça. C’est pour ça que je lui parle comme on parle avec les potes, en mélangeant argot, arabe, mots du bled, de gitans, je sais pas… c’est plus marrant comme ça. La langue du quartier, c’est un plat français et chez nous chacun rajoute ses épices ou le refait à sa sauce. Ça donne du goût quand on parle. Pour oser une autre métaphore en relation avec nos cours de bio, je dirais que notre français à nous est exogame alors que celui des gens des beaux quartiers est complètement consanguin. Les tournures et les mots y sont secs, n’ont plus de jus, et sont maintenus artificiellement en vie. Et pourtant, j’aimais être en contact avec cette langue quand c’est Hortense qui la parlait. »
L’extrait ci-dessus donne le ton de ce livre, partagé entre satire et sentiment. Entré en littérature par la grande porte des lectures, Mukendi a tout lu, notamment de l’Américain Philippe Roth et du Sud-Africain John Michael Coetzee, ses modèles en écriture. Mes deux papas nous touche parce qu’il a su faire sienne la lucidité sans complaisance de l’auteur de Disgrâce et la liberté de ton de l’Américain.