Après vingt ans de combat, deux associations font appel à des avocats pénalistes pour faire sanctionner les responsables.
Silencieusement, elles et ils tourneront une fois encore autour du palais de justice de Dunkerque (Nord) en portant haut les portraits de leurs « morts empoisonnés ». Mardi 4 avril, en fin de matinée, les veuves, veufs et victimes de l’amiante organisent leur 23e « marche » en douze ans, pour exiger que les responsables du décès des leurs répondent d’« homicides et blessures involontaires » devant la justice pénale. La première manifestation de ce genre avait eu lieu le 15 décembre 2004 pour demander « Justice contre l’oubli » alors que les premières plaintes, déposées en 1997, s’enlisaient.
« Nous ferons une halte à la sous-préfecture afin d’y déposer un appel aux onze candidats à l’élection présidentielle, précise Pierre Pluta, 70 ans, ancien ouvrier ajusteur des chantiers navals Normed de Dunkerque et président de l’Association régionale des victimes de l’amiante (Ardeva) Nord-Pas de Calais. Nous appelons la population, les organisations syndicales et les associations à nous rejoindre, car l’affaire de l’amiante qui n’aboutit pas est un permis de tuer pour les promoteurs de tous les produits cancérogènes : pesticides, perturbateurs endocriniens, etc… »
« Juger les responsabilités nationales »
A l’automne 2016, l’Ardeva, essentiellement composée de proches ou d’ouvriers de la Normed de Dunkerque, et le Comité anti-amiante Jussieu, composé de proches ou d’employés du campus universitaire parisien, ont sollicité les avocats pénalistes Eric Dupond-Moretti et Antoine Vey pour « faire instruire et juger les responsabilités nationales ».
Dans ce dossier colossal, les victimes ont, pour l’heure, seulement bénéficié d’indemnisations par le biais du Fonds d’indemnisation des victimes l’amiante (FIVA). Les avocats ont demandé une audience à la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris pour obtenir la réouverture d’une instruction dont les prémices remontent à vingt ans.
Fibre cancérogène interdite en France depuis le 1er janvier 1997, l’amiante est responsable, selon les autorités sanitaires, de 10 à 20 % des cancers du poumon et de 85 % des mésothéliomes (cancers de la plèvre). Dans l’Hexagone, depuis décembre 2004, 40 500 personnes sont mortes de cancers liés à une contamination par l’amiante. Selon l’Ardeva, 3 000 personnes succombent chaque année aux suites de cette contamination qui ne se déclarent que des années après être survenue. Et l’amiante pourrait provoquer jusqu’à 100 000 décès d’ici 2025.
Le lobby de l’amiante visé
« L’amiante a décimé des régions et des familles entières, déplore Me Antoine Vey. C’est un des plus gros scandales sanitaires au monde, mais la justice pénale en France n’a pas les moyens de traiter les contentieux de masse. Il faut faire évoluer cela. Il ne s’agit pas seulement d’indemniser les victimes mais aussi d’établir des responsabilités, et elles se situent à plusieurs niveaux. »
« Les employeurs ne sont pas seuls responsables, renchérit Michel Parigot, 60 ans, chercheur CNRS en mathématiques et président du Comité anti-amiante Jussieu. On savait tout sur le sujet dès les années 1970, mais l’industrie de l’amiante a organisé – en mettant en place le Comité permanent amiante (CPA) de 1982 à 1995 – un lobbying mondial auprès des pouvoirs publics et avec la complicité de scientifiques, afin qu’aucune contrainte ne lui soit imposée. Les responsables en place à l’époque doivent rendre des comptes. »
Condamnations à l’étranger
A l’automne 2016, vingt-sept dossiers distincts concernant l’amiante étaient instruits au pôle judiciaire de santé publique de Paris, créé en 2003. Selon la formule de Me Dupond-Moretti, ils y « dorment du sommeil de l’injuste », faute de ressources. Des avancées récentes donnent cependant des raisons d’envisager un regain d’intérêt pour ces affaires et un traitement judiciaire mieux adapté.
En juillet 2016, un tribunal italien a condamné plusieurs personnalités – dont un ancien ministre du gouvernement Mario Monti – à des peines de prison pour « homicides et blessures involontaires ». Le 28 mars, après 17 années de procédure, la cour d’appel de Bruxelles a donné raison à une famille belge dont plusieurs membres vivant à proximité d’une usine du groupe Eternit sont décédés. La multinationale de l’amiante tentait pourtant de faire valoir la prescription car la plainte datait de 2000 et la production d’amiante avait été stoppée en 1977.
Le 30 mars, enfin, les fonctionnaires français tombés malades de l’amiante au travail ont acquis le droit de cesser leur activité de façon anticipée à partir de 50 ans. Une mesure qui donne désormais aux salariés du secteur public les mêmes droits à l’allocation de cessation anticipée d’activité des travailleurs de l’amiante (Acaata) que les salariés du secteur privé.
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